jeudi 12 septembre 2013

I - Le Jour d’après / a) « A day of Terror ». Les « unes » du 12 Septembre

Ce n’est pas un film catastrophe. Et pourtant tous les ingrédients sont réunis. Un titre effrayant et des images choc. Nous ne sommes cependant ni dans Scream ni dans un autre « teen movie » américain. Ces images, bien réelles, parlent d’elles même. Les flammes gigantesques sont à la mesure du choc de la population américaine, et de leur surprise.
« U.S. ATTACKED ». En gros titre, le New York Times écrit ce qui semblait impossible jusqu’alors, ce qui n’était même pas envisageable. Les Etats-Unis, première puissance mondiale, gendarmes de l’univers, se retrouvent en plein drame national, dans un « day of terror ».
Au-delà de l’extraordinaire et très violente « attraction visuelle » produite par cet événement, cette surreprésentation semble aller plus loin. Face à ces attaques, le récit parait insuffisant.

Pendant plusieurs heures d’affolement, on a pu être témoin dans le sud de Manhattan de l’inexpressible, l’incompréhensible, l’impensable. 10)

Cette emphase est « la forme rhétorique la plus proche de la stupeur suscitée par l’événement, qui laisse sans voix, bouche bée. Il faut en dire le moins possible mais avec une recherche de la désignation la plus appropriée (…) » 11).
La lecture médiatique est dominée par les images, reflétant stupeur et fascination. Cette profusion d’images produit un véritable spectacle terroriste et voyeuriste, allant ainsi dans le sens voulu par les auteurs de l’attentat. Saisis par la surprise, les journalistes semblent, dans un premier temps, incapables d’articuler un récit cohérent et laissent la perception de l’événement à d’autres acteurs.
Les registres sémantiques utilisés se rapprochent de ceux décrivant des catastrophes naturelles, notamment les tremblements de terre (les images de bâtiments détruits et effondrés viennent renforcer cette impression). « trembling floors » (sol tremblant) ; « sharp eruptions » (éruptions vives) ; « cracked windows » (fenêtres félées). Cette comparaison souligne le caractère fatal de ce drame, qui ne peut pas être dû à la main de l’homme tant l’horreur est grande.

Souvenez vous de l’ordinaire, si vous le pouvez. Souvenez vous comme New York semblait normale hier au levé du soleil, à l’aube d’un matin magnifique courant en ce début septembre. […] Tout le monde était préoccupé, d’une manière que nous appelons couramment innocente.  12)

Le Times définit bien un avant et un après 11 Septembre. L’innocence d’un pays qui se croyait invincible et intouchable laisse désormais place à une psychose nationale.

Dans son discours du soir, George W.Bush dit que hier était un jour que nous n’oublierions jamais. C’était en fait, un de ces moments où l’Histoire change, et où nous définissons le monde d’un « avant » et d’un « après »  13)

Dans la presse Française, Serge July renvoie également à la fin de cette parenthèse historique quand il titre son éditorial « Le nouveau désordre mondial »14) en référence au nouvel ordre mondial né après la guerre du Golfe. Incidemment, les attentats sont interprétés comme un tragique retour à la réalité dont nous ne savons pas s’il vise les dirigeants, la population ou les commentateurs eux-mêmes. Pour le Monde,

Le réveil est terrible. La réalité […] d’une scène internationale où il n’y a plus de règles et où les Etats ne sont plus les seuls acteurs, […] l’a rattrapé avec la violence d’une agression comme les Etats-Unis en avaient rarement subi depuis l’attaque japonaise de Pearl Harbour, en 1941. 15)

L’ordinaire laisse place à la terreur. Les journalistes du New York Times ne sont plus seulement des informateurs, ils laissent leurs sentiments prendre place. N.R Kleinfield en panne de mot pour raconter l’atrocité nous fait part de l’horreur indescriptible en laissant s’exprimer un soldat du Viet Nam. ” I’m a combat Veteran, Vietnam, and I never saw anything like this.”
Le caractère extraordinaire de l’événement est clairement souligné en ce 12 septembre 2001, et il en sera ainsi pour la majorité des éditions suivantes du NYT. Le Vietnam, l’un des plus grands échecs des Etats-Unis, un souvenir amer pour toute la population américaine, en est même amoindri. Cette spectacularisation imprègne la lecture des attentats : l’acte est si innovant et spectaculaire qu’il paraît surréaliste, presque fictionnel.

Comme si la violence traumatique de ces images ne pouvait être absorbée directement, et qu’il fallait le détour de la fiction pour appréhender cet indicible16).

En approfondissant l’interprétation, nous pouvons même avancer que cette photo, le second avion s’écrasant sur l’une des tours, constitue « l’idéal du terrorisme », entendu comme un conflit asymétrique 17). Par l’écart entre la tour imposante, mais déjà atteinte, et l’avion, minuscule, on retrouve l’illustration du vieil adage de la lutte entre David et Goliath. Adage que semble représenter ce nouveau combat entre le Goliath américain, superpuissant mais à terre, et les David terroristes dont les « cutters » et le sacrifice ont remplacé le lance-pierre de la mythologie.
Au contraire, au lendemain du 26 Février 1993, l’attaque terroriste est qualifiée de « disruption », une simple « perturbation » qui donne lieu à de l’anxiété plus qu’à la terreur de l’édition du 12 Septembre.

EXPLOSION AT THE TWIN TOWERS: Disruptions; Manhattan Is Held in the Grip Of Traffic Snarls and Anxiety

La dramatisation de l’événement est cependant toujours bien présente. Le New York Times effectue à nouveau la comparaison avec une catastrophe naturelle.

Hier, une explosion apparemment provoquée par une voiture piégée dans un garage sous terrain a secoué le World Trade Center au sud de Manhattan, de la force d’un petit tremblement de terre, un peu après midi, faisant s’écrouler les murs et faisant exploser le sol, provoquant le feu et plongeant le plus grand immeuble de la ville dans un ouragan de fumée  18)

La une du 27 Février 1993 laisse certainement moins de place au choc de ce traumatisme que celle du 12 Septembre. Elle laisse cependant présager la manière dont les événements de 2001 seront racontés et diffusés dans le monde entier, dans une sorte de métaphore cataclysmique.
Les images publiées à la une du New York Times le 12 septembre 2001 sont exceptionnelles tant par leur abondance (cinq images contre deux habituellement) que par « l’explosion » de couleurs étalée sur cette page malheureusement désormais célèbre. Tout est étudié pour souligner le caractère hors du commun de l’évènement. Des pompiers, une femme ensanglantée et bien entendu les tours jumelles ainsi que le Pentagone en flammes. Tous les éléments de l’évènement sont réunis visuellement et permettent de saisir le drame sans même lire aucun article.
Le monde entier a réagi avec stupeur à ces attentats. Côté Français, le premier élément qui frappe l’observateur est aussi la présence récurrente des photographies pour représenter l’attentat. Libération va même innover en mettant sur la une et sur la dernière page la même photo dans la continuité. Cette image des tours du World Trade Center en flammes comporte seulement la date de la veille et le nom du journal. Comme si cet événement ne pouvait être nommé autrement que par un élément temporel brut, sans valeur ajoutée interprétative (ce qui s’avérera être pertinent plus tard à mesure que la dénomination usuelle de ces attentats deviendra le 11 Septembre). L’analogie avec la célèbre photographie des marines plantant le même drapeau à Iwo Jima pendant la guerre du Pacifique, est flagrante19).
Au Monde, même le traditionnel dessin de Plantu a laissé la place à une photo de Manhattan enfumé. La fréquence des photographies se poursuit à l’intérieur des journaux, certes de façon plus marquée pour Libération (19 pour 17 pages consacrées à l’attentat), mais Le Monde se sert de plus de photographies qu’à l’accoutumée (11 pour 20 pages).     
De nombreux chapeaux se contentent ainsi de reprendre des citations de passants (Libération, pp.4 et 5 du 12 septembre 2001 : « Assise sur le bitume, une New-yorkaise sanglote : “On ne peut rien faire, l’Amérique va disparaître. Dieu, bénissez-nous.” », Trois articles du Monde daté du 13 septembre sont titrés à l’aide de citations d’habitants de Manhattan).
La une du 13 septembre 2001 de Libération montre trois pompiers new-yorkais au milieu des ruines du World Trade Center sous une « titraille témoignage » (une titraille est l’ensemble des éléments entrant dans la composition d’un titre (surtitre, titre, sous-titre, et sommaire) et dont la diversité typographique est destinée à attirer le regard.) « On va fouiller encore et toujours ». Dans la même logique, les deux journaux catégorisent leurs articles sur les recherches de victimes dans les décombres et la situation à New York avec la même expression « le jour d’après » qui renvoie à cette idée de renaissance après la fin du monde.
La Une du Nouvel Observateur ne représente qu’une photographie de la tour nord en flammes et du second avion approchant vers la tour sud. Le titre, écrit dans un style télégraphique, est informatif (lieu, heure) et ne propose qu’une seule interprétation mais de taille : « New York -8H 52 – la guerre » 20).
Le New York Times crée aussi une rubrique spéciale, entièrement consacrée au drame, une rubrique qui sera récurrente durant les mois à venir. Elle est intitulée «  A Nation Challenged », qui sonne comme un euphémisme en comparaison de la profondeur du traumatisme.
Ce sont pourtant les plus simples messages délivrés la plupart du temps par des images qui ont le plus d’impact. C’est un moment où l’évènement est écrasé par les images, où l’évènement est innomable et tout discours critique et raisonné est remplacé par une vague de formes rhétoriques et d’oppositions simplistes. 
Ainsi, les journaux du monde entier suivent une ligne directrice : beaucoup de visuel, de témoignages. Beaucoup d’affect aussi qui ne manque pas de toucher le lecteur. Cependant, cet afflux de bons sentiments, de mélodrame, fait disparaître l’aspect purement objectif qu’est censé nous donner un quotidien aussi respecté que le New York Times. Certes des articles de fond sur l’organisation de l’opération, sur l’origine du terrorisme islamiste ou la situation géopolitique viennent relativiser cette émotion envahissante. Mais la parole des acteurs domine le discours médiatique, laissant se déployer un pathos que la profusion des images amplifie.

Rendre compte des événements, aussi atroces soient-ils, est l’un des codes d’éthique clamés par le célèbre journal. En a-t-il été ainsi au lendemain des attaques ? 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire