Ce n’est pas un film catastrophe. Et pourtant
tous les ingrédients sont réunis. Un titre effrayant et des images
choc. Nous ne sommes cependant ni dans Scream
ni dans un autre « teen movie » américain. Ces images,
bien réelles, parlent d’elles même. Les flammes gigantesques sont
à la mesure du choc de la population américaine, et de leur
surprise.
« U.S. ATTACKED ». En gros titre,
le New York Times
écrit ce qui semblait impossible jusqu’alors, ce qui n’était
même pas envisageable. Les Etats-Unis, première puissance mondiale,
gendarmes de l’univers, se retrouvent en plein drame national, dans
un « day of terror ».
Au-delà de l’extraordinaire et très violente « attraction
visuelle » produite par cet événement, cette
surreprésentation semble aller plus loin. Face à ces attaques, le
récit parait insuffisant.
Pendant
plusieurs heures d’affolement, on a pu être témoin dans le sud de
Manhattan de l’inexpressible, l’incompréhensible, l’impensable.
10)
Cette emphase est « la
forme rhétorique la plus proche de la stupeur suscitée par
l’événement, qui laisse sans voix, bouche bée. Il faut en dire
le moins possible mais avec une recherche de la désignation la plus
appropriée (…) » 11).
La lecture médiatique est dominée par les
images, reflétant stupeur et fascination. Cette profusion d’images
produit un véritable spectacle terroriste et voyeuriste, allant
ainsi dans le sens voulu par les auteurs de l’attentat.
Saisis par la surprise, les
journalistes semblent, dans un premier temps, incapables d’articuler
un récit cohérent et laissent la perception de l’événement à
d’autres acteurs.
Les registres sémantiques utilisés se
rapprochent de ceux décrivant des catastrophes naturelles, notamment
les tremblements de terre (les images de bâtiments détruits et
effondrés viennent renforcer cette impression). « trembling
floors » (sol tremblant) ; « sharp eruptions »
(éruptions vives) ; « cracked windows » (fenêtres
félées). Cette comparaison souligne le caractère fatal de ce
drame, qui ne peut pas être dû à la main de l’homme tant
l’horreur est grande.
Souvenez
vous de l’ordinaire, si vous le pouvez. Souvenez vous comme New
York semblait normale hier au levé du soleil, à l’aube d’un
matin magnifique courant en ce début septembre. […] Tout le monde
était préoccupé, d’une manière que nous appelons couramment
innocente. 12)
Le Times
définit bien un avant et un après 11 Septembre. L’innocence d’un
pays qui se croyait invincible et intouchable laisse désormais place
à une psychose nationale.
Dans son discours du soir,
George W.Bush dit que hier était un jour que nous n’oublierions
jamais. C’était en fait, un de ces moments où l’Histoire
change, et où nous définissons le monde d’un « avant »
et d’un « après » 13)
Dans la presse Française, Serge July renvoie
également à la fin de cette parenthèse historique quand il titre
son éditorial « Le nouveau désordre
mondial »14)
en référence au nouvel ordre mondial né après la guerre du Golfe.
Incidemment, les attentats sont interprétés comme un tragique
retour à la réalité dont nous ne savons pas s’il vise les
dirigeants, la population ou les commentateurs eux-mêmes. Pour
le Monde,
Le réveil
est terrible. La réalité […] d’une scène internationale où il
n’y a plus de règles et où les Etats ne sont plus les seuls
acteurs, […] l’a rattrapé avec la violence d’une agression
comme les Etats-Unis en avaient rarement subi depuis l’attaque
japonaise de Pearl Harbour, en 1941. 15)
L’ordinaire laisse place à la terreur. Les
journalistes du New York Times
ne sont plus seulement des informateurs, ils laissent leurs
sentiments prendre place. N.R Kleinfield en panne de mot pour
raconter l’atrocité nous fait part de l’horreur indescriptible
en laissant s’exprimer un soldat du Viet Nam. ” I’m
a combat Veteran, Vietnam, and I never saw anything like this.”
Le caractère extraordinaire de l’événement
est clairement souligné en ce 12 septembre 2001, et il en sera ainsi
pour la majorité des éditions suivantes du NYT.
Le Vietnam, l’un des plus grands échecs des Etats-Unis, un
souvenir amer pour toute la population américaine, en est même
amoindri. Cette
spectacularisation imprègne la lecture des attentats : l’acte est
si innovant et spectaculaire qu’il paraît surréaliste, presque
fictionnel.
Comme si
la violence traumatique de ces images ne pouvait être absorbée
directement, et qu’il fallait le détour de la fiction pour
appréhender cet indicible16).
En approfondissant l’interprétation, nous
pouvons même avancer que cette photo, le second avion s’écrasant
sur l’une des tours, constitue « l’idéal du terrorisme »,
entendu comme un conflit asymétrique 17).
Par l’écart entre la tour imposante, mais déjà atteinte, et
l’avion, minuscule, on retrouve l’illustration du vieil adage de
la lutte entre David et Goliath. Adage que semble représenter ce
nouveau combat entre le Goliath américain, superpuissant mais à
terre, et les David terroristes dont les « cutters » et
le sacrifice ont remplacé le lance-pierre de la mythologie.
Au contraire, au lendemain du 26 Février 1993, l’attaque
terroriste est qualifiée de « disruption », une simple
« perturbation » qui donne lieu à de l’anxiété plus
qu’à la terreur de l’édition du 12 Septembre.
EXPLOSION AT THE TWIN TOWERS:
Disruptions; Manhattan Is Held in the Grip Of Traffic Snarls and
Anxiety
La dramatisation de l’événement est cependant toujours bien
présente. Le New York Times effectue à nouveau la
comparaison avec une catastrophe naturelle.
Hier, une explosion apparemment
provoquée par une voiture piégée dans un garage sous terrain a
secoué le World Trade Center au sud de Manhattan, de la force d’un
petit tremblement de terre, un peu après midi, faisant s’écrouler
les murs et faisant exploser le sol, provoquant le feu et plongeant
le plus grand immeuble de la ville dans un ouragan de fumée
18)
La une du 27 Février 1993 laisse certainement moins de place au
choc de ce traumatisme que celle du 12 Septembre. Elle laisse
cependant présager la manière dont les événements de 2001 seront
racontés et diffusés dans le monde entier, dans une sorte de
métaphore cataclysmique.
Les images publiées à la une du New York Times le 12
septembre 2001 sont exceptionnelles tant par leur abondance (cinq
images contre deux habituellement) que par « l’explosion »
de couleurs étalée sur cette page malheureusement désormais
célèbre. Tout est étudié pour souligner le caractère hors du
commun de l’évènement. Des pompiers, une femme ensanglantée et
bien entendu les tours jumelles ainsi que le Pentagone en flammes.
Tous les éléments de l’évènement sont réunis visuellement et
permettent de saisir le drame sans même lire aucun article.
Le monde entier a réagi avec stupeur à ces attentats. Côté
Français, le premier élément qui frappe l’observateur est aussi
la présence récurrente des photographies pour représenter
l’attentat. Libération
va même innover en mettant sur la une et sur la dernière page la
même photo dans la continuité. Cette image des tours du World Trade
Center en flammes comporte seulement la date de la veille et le nom
du journal. Comme si cet événement ne pouvait être nommé
autrement que par un élément temporel brut, sans valeur ajoutée
interprétative (ce qui s’avérera être pertinent plus tard à
mesure que la dénomination usuelle de ces attentats deviendra le 11
Septembre). L’analogie avec la célèbre photographie des marines
plantant le même drapeau à Iwo Jima pendant la guerre du Pacifique,
est flagrante19).
Au Monde,
même le traditionnel dessin de Plantu a laissé la place à une
photo de Manhattan enfumé. La fréquence des photographies se
poursuit à l’intérieur des journaux, certes de façon plus
marquée pour Libération
(19 pour 17 pages consacrées à l’attentat), mais Le
Monde se sert de plus de
photographies qu’à l’accoutumée (11 pour 20 pages).
De nombreux chapeaux se contentent ainsi de
reprendre des citations de passants (Libération,
pp.4 et 5 du 12 septembre 2001 : « Assise
sur le bitume, une New-yorkaise sanglote
: “On
ne peut rien faire, l’Amérique va disparaître. Dieu,
bénissez-nous.” »,
Trois articles du Monde
daté du 13 septembre sont titrés à l’aide de citations
d’habitants de Manhattan).
La une du 13 septembre 2001 de Libération
montre trois pompiers new-yorkais au milieu des ruines du World Trade
Center sous une « titraille témoignage » (une titraille
est l’ensemble des éléments entrant dans la composition d’un
titre (surtitre, titre, sous-titre, et sommaire) et dont la diversité
typographique est destinée à attirer le regard.) « On
va fouiller encore et toujours ».
Dans la même logique, les deux journaux catégorisent leurs articles
sur les recherches de victimes dans les décombres et la situation à
New York avec la même expression « le
jour d’après »
qui renvoie à cette idée de renaissance après la fin du monde.
La Une du Nouvel
Observateur ne représente qu’une
photographie de la tour nord en flammes et du second avion approchant
vers la tour sud. Le titre, écrit dans un style télégraphique, est
informatif (lieu, heure) et ne propose qu’une seule interprétation
mais de taille : « New York -8H 52
– la guerre »
20).
Le New York
Times crée aussi une rubrique
spéciale, entièrement consacrée au drame, une rubrique qui sera
récurrente durant les mois à venir. Elle est intitulée « A
Nation Challenged », qui sonne comme un euphémisme en
comparaison de la profondeur du traumatisme.
Ce sont pourtant les plus simples messages
délivrés la plupart du temps par des images qui ont le plus
d’impact. C’est un moment où l’évènement est écrasé par
les images, où l’évènement est innomable et tout discours
critique et raisonné est remplacé par une vague de formes
rhétoriques et d’oppositions simplistes.
Ainsi, les journaux du monde entier suivent une
ligne directrice : beaucoup de visuel, de témoignages. Beaucoup
d’affect aussi qui ne manque pas de toucher le lecteur. Cependant,
cet afflux de bons sentiments, de mélodrame, fait disparaître
l’aspect purement objectif qu’est censé nous donner un quotidien
aussi respecté que le New York
Times. Certes des articles de fond
sur l’organisation de l’opération, sur l’origine du terrorisme
islamiste ou la situation géopolitique viennent relativiser cette
émotion envahissante. Mais la parole des acteurs domine le discours
médiatique, laissant se déployer un pathos que la profusion des
images amplifie.
Rendre compte des événements, aussi atroces
soient-ils, est l’un des codes d’éthique clamés par le célèbre
journal. En a-t-il été ainsi au lendemain des attaques ?
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