Le mea culpa du NYT est l’un des premiers, mais il n’est
certainement pas le seul. C’est en mai 2004, quelques jours avant
la publication de la note, que le scandale « Abu Grahïb »
éclate. Ces exactions commises par des soldats américains contre
des prisonniers irakiens font la une de tous les journaux et
provoquent une crise sans précédent au sein du Gouvernement
américain depuis son entrée dans la guerre en Irak. Ces clichés,
pris en 2003 à la prison d'Abu Grahïb près de Bagdad, sont publiés
par le Washington Post le 4 mai 2004. Ces photographies
montrent des prisonniers irakiens maltraités et humiliés par des
soldats américains 145). Ces clichés ont été pris
entre l'été 2003 et l'hiver 2003-2004 sur plusieurs appareils
numériques puis compilés sur des CD qui ont ensuite circulé parmi
les soldats de la 372e compagnie de police militaire, unité de
réserve basée à Cresaptown, dans le Maryland. Les photographies
ont été saisies par les militaires enquêtant sur les conditions de
détention à Abou Ghraïb. Le New York Times, quant à lui,
tient sans doute à rester mesuré quant à la publication de ces
atrocités, puisqu’ aucune photo à ce jour n’a été publiée
par l’illustre quotidien.
Non
pas par patriotisme envers les soldats coupables, puisque l’attitude
du New York Times
devant ces sévices, n’a rien de tellement nationaliste. Le
journal, au contraire, confronte l’Amérique à ses failles et ses
erreurs.
En
effet, le 7 mai 2004, dans un éditorial intitulé « Restoring
our Honor » signé par Thomas L. Friedman, le virulent triple
prix Pulitzer et farouche défenseur de la politique orientale des
néo conservateurs, le New
York Times demande la
démission de Donald Rumsfeld, jugé en partie responsable pour ne
pas avoir informé le président de la mauvaise conduite des soldats
américains en Irak. « It’s time for Rumsfeld to go »,
affirme Thomas Friedman 146).
Nous
risquons de perdre quelque chose de beaucoup plus important que la
guerre en Irak. Nous risquon de perdre l’Amérique comme instrument
d’autorité morale et d’inspiration mondiale 147).
L’autorité
éthique et les valeurs des Etats-Unis sont remises en cause. Les
« gendarmes du monde » ne seraient finalement pas en
position de donner des leçons de morale aux autres nations. Thomas
Friedman demande à l’administration Bush de se remettre en
question. Pas de patriotisme, pas de « chauvinisme », le
journaliste dénonce l’administration Bush avec ferveur.
Cette administration a besoin
d’entreprendre un remaniement de sa politique irakienne, sinon elle
court au désastre, pour nous tous 148).
Les photographies en question sont totalement rejetées et
condamnées. Pas d’excuse pour ces soldats américains, pas
d’excuse pour les « boys ».
Je sais que malgré que
les interrogations soient vitales dans une guerre contre un ennemi
sans pitié, mais cette torture absolue, ou cette humiliation
sexuelle est répugnante. 149).
Le 23 mai 2004 dans son article « Regarding the Torture of
Others », rappelant son livre « Regarding the Pain
of Others », Sunsan Sontag dénonce vivement ces sévices,
et en aucun cas ne trouve de justifications à de telles atrocités.
Le gouvernement américain est clairement accusé de vouloir protéger
ses intérêts plutôt que de condamner ces crimes résultant des
dysfonctionnements de la politique américaine en Irak :
L’administration
Bush et ses défenseurs, ont principalement cherché à limiter un
désastre publique –la diffusion des photographies- plutôt que de
traiter des crimes complexes de direction, et de politique révélé
par ces images 150).
Susan
Sontag accuse aussi Donald Rumsfeld de minimiser ces crimes, en ne
voulant pas leur attribuer le mot de “torture” et préférant
appeler ces actes de simples “abus”.
Mon
impression est que ce qui s’est produit jusqu’à présent est de
l’abus, que je pense techniquement différent de la torture”, dit
Donald Rumsfeld, ministre de la défense, lors d’une conférence de
presse. Refuser d’appeler ce qui s’est passé à Abu Grahib, et
ce qui s’est passé ailleurs en Irak, en Afghanistan et à
Guantanamo Bay, par son véritable nom, torture, est aussi outrageux
que d’appeler le génocide rwandais, un génocide' 151).
L’Amérique
tout entière est remise en cause, chaque photographie est le reflet
du malaise présent dans le pays, du non-respect de l’être humain
en tant que tel, du mépris de l’Amérique et des soldats
américains pour les vies humaines Irakiennes.
Maintenant,
les soldats posent, le pouce en l’air, avant de commettre des
atrocités, et envoient ces images à leurs copains. Auparavant, vous
auriez tout donné pour cacher ces secrets de vie privée, mais
maintenant vous les vociférez pour être invité à une émission
télévisée. Ce qui est illustré par ces photographies, est autant
une culture d’impudence, qu’un règne de l’admiration pour une
brutalité sans excuse. 152).
La
société Américaine, mère des “reality show”, est devenue une
société sans honte, prête à tout pour apparaître sur les écrans
télés, une société sans foi ni loi, où le non respect des
personnes prévaut. Ces photographies sont alors le symbole sur
papier glacé de cette montée en puissance d’une société
Américaine malsaine et corrompue.
Les
photographies sont nous. C’est à dire qu’elles sont
représentatives d’une corruption fondamentale.[…] L’horreur de
ce qui est montré dans ces photos ne peut pas être distingué de
l’horreur du fait que ces photos aient été prises, avec des
auteurs posant, triomphant, face à des captifs sans défense. Les
soldats allemands lors de la seconde guerre mondiale prenaient des
photos des atrocités qu’ils commettaient en Pologne ou en Russie,
mais les instantanés dans lesquels les bourreaux posaient aux côtés
de leurs victimes sont extrêmement rares, comme on peut le remarquer
dans le livre récemment publié, Photographing
the Holocaust,
par Janina Struk 153)
Les
photographies prises par les Nazis lors de la seconde guerre mondiale
semblent presque « moins » atroces selon Susan Sontag,
car les bourreaux avaient « le respect » de ne pas
apparaître sur les photos et de poser légèrement aux côtés de
leurs victimes.
Le caractère éternel des
photographies est mis en avant, ces photographies ne disparaîtront
pas, et rappelleront continuellement la culpabilité du gouvernement.
Elles sont même indispensables pour confronter le gouvernement à
ses erreurs, pour ouvrir les yeux de Bush et de son administration
pour arrêter le massacre.
Ces
images ne disparaîtront pas. C’est la nature du monde numérique
dans lequel nous vivons. En effet, il semble qu’ils aient été
nécessaires pour faire admettre au gouvernement qu’il avait un
problème entre ses mains. 154)
Susan
Sontag dénonce la guerre et à ses dérives, et devient ainsi dans
le New York Times
la porte parole de ceux qui ont dit non à la guerre, ceux qui
refusent que de tels actes soient commis et non dénoncés.
Après tout, nous sommes en
guerre. Une guerre sans fin. Et la guerre c’est l’enfer, plus que
n’importe qui nous ayant entraîné dans cette guerre lamentable
n’aurait pu l’envisager. Dans notre couloir numérique, ces
images ne disparaîtront pas Oui, il semblerait qu’une photo
vaille mille mots. Et même si nos dirigeants choisissent de ne pas
les voir, il y aura des milliers d’instantanés et de vidéos
supplémentaires. C’est sans fin. 155)
Les
dérives de l’Amérique ne sont ainsi pas passées sous silence
dans le fameux New York
Times, et la liberté
d’expression contre le gouvernement et ses erreurs semblent
clairement respectées. Déjà, le journal préparait son mea-culpa.
Mais
au-delà de l’affaire d’Abu Grahib, le journal avait déjà aussi
clamé son opposition à la guerre en Irak, et à la politique de son
gouvernement. Paul Krugman, chroniqueur vedette du NYT,
avait publié plusieurs articles détonants un an avant ce désormais
célèbre 26 mai 2004.
Dans mon premier article après
le 11 septembre, j’ai mentionné quelque chose que quelqu’un
ayant contact avec Capitol Hill savait déjà: que quelques jours
après les attaques, l’exploitation de l’atrocité par enjeux
politiques avait déjà commencé.[…] La presse est devenue moins
timide pour souligner l’exploitation du 11 septembre par
l’administration Bush en partie parce que cette dernière était
devenue incroyablement visible. Comme le soulignait hier le
Washington Post, dans les six dernières semaines, le Président Bush
a invoqué le 11 septembre pas seulement pour defender sa politique
Iraquienne et du forage de pétrole en Artique, mais aussi en réponse
aux problèmes de taxes, de chômage, de déficit budgétaire et même
de financement de campagne. 156)
Paul Krugman ne manie pas la langue de bois et dénonce la
manipulation médiatique du 11 septembre par l’administration Bush.
Un gouvernement qui n’a pas hésité à justifier tous ses actes
« grâce » à cette tragédie.
Encore 3 ans plus tôt, en 2000, le Times avouait aussi
publiquement sa manipulation lors de l’affaire Wen Ho Lee,
accusant alors faussement Mr Lee d’être un espion pour le compte
de la Chine. Cette confession avait fait l’effet d’une
bombe parmi la presse américaine et s’intitulait « The
Times and Wen Ho Lee », rappelant étrangement « The
Times and Irak », publié plusieurs années plus tard.
La couverture effectuée par le
Times
sur ce cas, plus précisément des articles publiés dans les
premiers mois, ont été critiqués par des journalistes concurrents,
des analystes des médias et des défenseurs du Dr Lee, qui soutenait
que nos reportages avait stimulé une frénésie politique
équivalente à celle de la chasse aux sorcières. Après le
relâchement du Dr Lee, la Maison Blanche elle aussi a reproché la
pression de la couverture médiatique, en particulier celle du Times,
pour avoir propagé des accusations trop zélées diffusées par le
ministère de la justice lui même. […] Dans ce cas extraordinaire,
le dénouement de ces accusations arrives au niveau de ce journal ont
du susciter un questionnement parmi les lecteurs à propos de notre
couverture. Cette confusion, et l’enjeu était la liberté d’un
home ainsi que sa reputation, nous ont convaincu qu’un compte rendu
publique est justifié. 157)
Cette confession était la première du genre et dénotait déjà la
volonté du New York Times d’améliorer le journalisme
Américain, de le rendre transparent et plus généralement, de le
faire avancer.
Ainsi ce 26 mai 2004 n’est en fait que la version officielle d’un
changement implicite s’étant peu à peu effectué au sein de la
rédaction du Times. Même parmi les plus incisifs des
chroniqueurs, (Thomas L. Friedman par exemple) une transformation
stylistique est clairement visible.
Wen Ho Lee, Jayson Blair, Judith Miller, autant de noms que de
scandales. Le débat sur la contribution du New York Times à
la crise de crédibilité des medias et la presse plus
particulièrement, révèle des problèmes plus profonds concernant
la couverture de l’actualité elle-même, sur les « actes »
de journalisme. Des conventions à remettre en question, une autorité
chancelante, on mené le New York Times, et pas seulement, à
un état de désarroi.
Pour
un public se méfiant déjà énormément de la presse et des médias,
l’échec du NYT semble ainsi seulement exacerber la crise.
Mais c’est une histoire bien plus complexe. Alors que le Times
a bien évidemment échoué, il a aussi progressé, dans la relation
avec son public et ses lecteurs, dans la façon dont le journalisme
se perçoit lui-même et dont cette perception affecte son traitement
de l’information. Plus de transparence, et d’autocritique, voilà
les maîtres mots d’un nouveau journal qui se réinvente.
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