jeudi 12 septembre 2013

c) Un bouleversement annoncé : Le New York Times et le scandale

Le mea culpa du NYT est l’un des premiers, mais il n’est certainement pas le seul. C’est en mai 2004, quelques jours avant la publication de la note, que le scandale « Abu Grahïb » éclate. Ces exactions commises par des soldats américains contre des prisonniers irakiens font la une de tous les journaux et provoquent une crise sans précédent au sein du Gouvernement américain depuis son entrée dans la guerre en Irak. Ces clichés, pris en 2003 à la prison d'Abu Grahïb près de Bagdad, sont publiés par le Washington Post le 4 mai 2004. Ces photographies montrent des prisonniers irakiens maltraités et humiliés par des soldats américains 145). Ces clichés ont été pris entre l'été 2003 et l'hiver 2003-2004 sur plusieurs appareils numériques puis compilés sur des CD qui ont ensuite circulé parmi les soldats de la 372e compagnie de police militaire, unité de réserve basée à Cresaptown, dans le Maryland. Les photographies ont été saisies par les militaires enquêtant sur les conditions de détention à Abou Ghraïb. Le New York Times, quant à lui, tient sans doute à rester mesuré quant à la publication de ces atrocités, puisqu’ aucune photo à ce jour n’a été publiée par l’illustre quotidien.
Non pas par patriotisme envers les soldats coupables, puisque l’attitude du New York Times devant ces sévices, n’a rien de tellement nationaliste. Le journal, au contraire, confronte l’Amérique à ses failles et ses erreurs.
En effet, le 7 mai 2004, dans un éditorial intitulé « Restoring our Honor » signé par Thomas L. Friedman, le virulent triple prix Pulitzer et farouche défenseur de la politique orientale des néo conservateurs, le New York Times demande la démission de Donald Rumsfeld, jugé en partie responsable pour ne pas avoir informé le président de la mauvaise conduite des soldats américains en Irak. « It’s time for Rumsfeld to go », affirme Thomas Friedman 146).

Nous risquons de perdre quelque chose de beaucoup plus important que la guerre en Irak. Nous risquon de perdre l’Amérique comme instrument d’autorité morale et d’inspiration mondiale 147).

L’autorité éthique et les valeurs des Etats-Unis sont remises en cause. Les « gendarmes du monde » ne seraient finalement pas en position de donner des leçons de morale aux autres nations. Thomas Friedman demande à l’administration Bush de se remettre en question. Pas de patriotisme, pas de « chauvinisme », le journaliste dénonce l’administration Bush avec ferveur.
Cette administration a besoin d’entreprendre un remaniement de sa politique irakienne, sinon elle court au désastre, pour nous tous 148).
Les photographies en question sont totalement rejetées et condamnées. Pas d’excuse pour ces soldats américains, pas d’excuse pour les « boys ».
 Je sais que malgré que les interrogations soient vitales dans une guerre contre un ennemi sans pitié, mais cette torture absolue, ou cette humiliation sexuelle est répugnante. 149).
Le 23 mai 2004 dans son article « Regarding the Torture of Others », rappelant son livre « Regarding the Pain of Others », Sunsan Sontag dénonce vivement ces sévices, et en aucun cas ne trouve de justifications à de telles atrocités. Le gouvernement américain est clairement accusé de vouloir protéger ses intérêts plutôt que de condamner ces crimes résultant des dysfonctionnements de la politique américaine en Irak :
L’administration Bush et ses défenseurs, ont principalement cherché à limiter un désastre publique –la diffusion des photographies- plutôt que de traiter des crimes complexes de direction, et de politique révélé par ces images 150).

Susan Sontag accuse aussi Donald Rumsfeld de minimiser ces crimes, en ne voulant pas leur attribuer le mot de “torture” et préférant appeler ces actes de simples “abus”.

Mon impression est que ce qui s’est produit jusqu’à présent est de l’abus, que je pense techniquement différent de la torture”, dit Donald Rumsfeld, ministre de la défense, lors d’une conférence de presse. Refuser d’appeler ce qui s’est passé à Abu Grahib, et ce qui s’est passé ailleurs en Irak, en Afghanistan et à Guantanamo Bay, par son véritable nom, torture, est aussi outrageux que d’appeler le génocide rwandais, un génocide' 151).

L’Amérique tout entière est remise en cause, chaque photographie est le reflet du malaise présent dans le pays, du non-respect de l’être humain en tant que tel, du mépris de l’Amérique et des soldats américains pour les vies humaines Irakiennes.

Maintenant, les soldats posent, le pouce en l’air, avant de commettre des atrocités, et envoient ces images à leurs copains. Auparavant, vous auriez tout donné pour cacher ces secrets de vie privée, mais maintenant vous les vociférez pour être invité à une émission télévisée. Ce qui est illustré par ces photographies, est autant une culture d’impudence, qu’un règne de l’admiration pour une brutalité sans excuse. 152).

La société Américaine, mère des “reality show”, est devenue une société sans honte, prête à tout pour apparaître sur les écrans télés, une société sans foi ni loi, où le non respect des personnes prévaut. Ces photographies sont alors le symbole sur papier glacé de cette montée en puissance d’une société Américaine malsaine et corrompue.

Les photographies sont nous. C’est à dire qu’elles sont représentatives d’une corruption fondamentale.[…] L’horreur de ce qui est montré dans ces photos ne peut pas être distingué de l’horreur du fait que ces photos aient été prises, avec des auteurs posant, triomphant, face à des captifs sans défense. Les soldats allemands lors de la seconde guerre mondiale prenaient des photos des atrocités qu’ils commettaient en Pologne ou en Russie, mais les instantanés dans lesquels les bourreaux posaient aux côtés de leurs victimes sont extrêmement rares, comme on peut le remarquer dans le livre récemment publié, Photographing the Holocaust, par Janina Struk  153)

Les photographies prises par les Nazis lors de la seconde guerre mondiale semblent presque « moins » atroces selon Susan Sontag, car les bourreaux avaient « le respect » de ne pas apparaître sur les photos et de poser légèrement aux côtés de leurs victimes.
Le caractère éternel des photographies est mis en avant, ces photographies ne disparaîtront pas, et rappelleront continuellement la culpabilité du gouvernement. Elles sont même indispensables pour confronter le gouvernement à ses erreurs, pour ouvrir les yeux de Bush et de son administration pour arrêter le massacre.

Ces images ne disparaîtront pas. C’est la nature du monde numérique dans lequel nous vivons. En effet, il semble qu’ils aient été nécessaires pour faire admettre au gouvernement qu’il avait un problème entre ses mains.  154)

Susan Sontag dénonce la guerre et à ses dérives, et devient ainsi dans le New York Times la porte parole de ceux qui ont dit non à la guerre, ceux qui refusent que de tels actes soient commis et non dénoncés.
Après tout, nous sommes en guerre. Une guerre sans fin. Et la guerre c’est l’enfer, plus que n’importe qui nous ayant entraîné dans cette guerre lamentable n’aurait pu l’envisager. Dans notre couloir numérique, ces images ne disparaîtront pas Oui, il semblerait qu’une photo vaille mille mots. Et même si nos dirigeants choisissent de ne pas les voir, il y aura des milliers d’instantanés et de vidéos supplémentaires. C’est sans fin. 155)
Les dérives de l’Amérique ne sont ainsi pas passées sous silence dans le fameux New York Times, et la liberté d’expression contre le gouvernement et ses erreurs semblent clairement respectées. Déjà, le journal préparait son mea-culpa.
Mais au-delà de l’affaire d’Abu Grahib, le journal avait déjà aussi clamé son opposition à la guerre en Irak, et à la politique de son gouvernement. Paul Krugman, chroniqueur vedette du NYT, avait publié plusieurs articles détonants un an avant ce désormais célèbre 26 mai 2004.


Dans mon premier article après le 11 septembre, j’ai mentionné quelque chose que quelqu’un ayant contact avec Capitol Hill savait déjà: que quelques jours après les attaques, l’exploitation de l’atrocité par enjeux politiques avait déjà commencé.[…] La presse est devenue moins timide pour souligner l’exploitation du 11 septembre par l’administration Bush en partie parce que cette dernière était devenue incroyablement visible. Comme le soulignait hier le Washington Post, dans les six dernières semaines, le Président Bush a invoqué le 11 septembre pas seulement pour defender sa politique Iraquienne et du forage de pétrole en Artique, mais aussi en réponse aux problèmes de taxes, de chômage, de déficit budgétaire et même de financement de campagne. 156)

Paul Krugman ne manie pas la langue de bois et dénonce la manipulation médiatique du 11 septembre par l’administration Bush. Un gouvernement qui n’a pas hésité à justifier tous ses actes « grâce » à cette tragédie.
Encore 3 ans plus tôt, en 2000, le Times avouait aussi publiquement sa manipulation lors de l’affaire Wen Ho Lee, accusant alors faussement Mr Lee d’être un espion pour le compte de la Chine. Cette confession avait fait l’effet d’une bombe parmi la presse américaine et s’intitulait « The Times and Wen Ho Lee », rappelant étrangement « The Times and Irak », publié plusieurs années plus tard.
La couverture effectuée par le Times sur ce cas, plus précisément des articles publiés dans les premiers mois, ont été critiqués par des journalistes concurrents, des analystes des médias et des défenseurs du Dr Lee, qui soutenait que nos reportages avait stimulé une frénésie politique équivalente à celle de la chasse aux sorcières. Après le relâchement du Dr Lee, la Maison Blanche elle aussi a reproché la pression de la couverture médiatique, en particulier celle du Times, pour avoir propagé des accusations trop zélées diffusées par le ministère de la justice lui même. […] Dans ce cas extraordinaire, le dénouement de ces accusations arrives au niveau de ce journal ont du susciter un questionnement parmi les lecteurs à propos de notre couverture. Cette confusion, et l’enjeu était la liberté d’un home ainsi que sa reputation, nous ont convaincu qu’un compte rendu publique est justifié. 157)
Cette confession était la première du genre et dénotait déjà la volonté du New York Times d’améliorer le journalisme Américain, de le rendre transparent et plus généralement, de le faire avancer.
Ainsi ce 26 mai 2004 n’est en fait que la version officielle d’un changement implicite s’étant peu à peu effectué au sein de la rédaction du Times. Même parmi les plus incisifs des chroniqueurs, (Thomas L. Friedman par exemple) une transformation stylistique est clairement visible.
Wen Ho Lee, Jayson Blair, Judith Miller, autant de noms que de scandales. Le débat sur la contribution du New York Times à la crise de crédibilité des medias et la presse plus particulièrement, révèle des problèmes plus profonds concernant la couverture de l’actualité elle-même, sur les « actes »  de journalisme. Des conventions à remettre en question, une autorité chancelante, on mené le New York Times, et pas seulement, à un état de désarroi.

Pour un public se méfiant déjà énormément de la presse et des médias, l’échec du NYT semble ainsi seulement exacerber la crise. Mais c’est une histoire bien plus complexe. Alors que le Times a bien évidemment échoué, il a aussi progressé, dans la relation avec son public et ses lecteurs, dans la façon dont le journalisme se perçoit lui-même et dont cette perception affecte son traitement de l’information. Plus de transparence, et d’autocritique, voilà les maîtres mots d’un nouveau journal qui se réinvente.  

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