Le matin du 26 mai 2004, une surprise attendait les lecteurs du New
York Times. Et pour cause, une note des rédacteurs du journal se
trouve page A10, une note s’apprêtant à bouleverser le
journalisme américain. L’article de 1000 mots rend officiel
l’échec du NYT dans sa couverture de la guerre en Irak, et
dans son analyse critique des événements :
De la part des rédacteurs :
Le Times et
l’Irak « Nous avons trouvé un nombre d’exemple de
couvertures qui n’était pas aussi rigoureux que prévu. Dans
certains cas, l’information qui était à l’époque controversée,
et semble contestable aujourd’hui, a été insuffisamment nuancée,
ou ne permettait pas la contestation. En regardant en arrière, nous
aurions du être plus agressif dans l’examen des affirmations qui
se présentaient comme une évidence »
121)
Contrairement à l’affaire Jayson Blair, le problème ne peut pas
être imputé à un seul journaliste peu scrupuleux. C’est la
rédaction tout entière du journal qui est mise en cause. L’échec
de la couverture est un échec « institutionnel », les
articles controversés ayant été écrits par plusieurs membres de
la rédaction. Ces articles pourtant possédaient un point commun :
leur manque d’authenticité. Les rédacteurs du journal
reconnaissent aussi que des faits documentés ne sont pas toujours
synonymes de vérité :
Les articles problématiques
variant de sujets et d’auteurs, mais beaucoup partagent la même
structure. Ils dépendaient tous plus ou moins d’informations
provenant de sources irakiennes , des personnes dont la crédibilité
est devenue source de débat ces dernières semaines. Compliquant la
tâche des journalistes, les informations de ces exilés ont souvent
été confirmés avec empressement par le gouvernement Américain
convaincu du bien fondé d’une intervention en Irak. Des membres de
l’administration avouent maintenant leur erreur dans le choix de
leur sources exilées, tout comme beaucoup d’organisations, nous y
compris. 122)
Ces articles déclaraient que l’Irak entraînait secrètement des
terroristes dans des camps spécialisée, que l’Irak cachait des
armes de destructions massives, des armes biologiques, et que Saddam
Hussein était lié à Al Quaeda. Autant d’informations qui se sont
révélées fausses :
Les comptes rendus anti Saddam
Hussein des irakiens n’ont pas toujours été questionnés. Des
articles basés sur des aveux terribles sur l’Irak étaient au
devant de la scène alors que d’autres articles remettant en
question les premiers étaient souvent enterrés. Dans certains cas,
il n’y avait pas de suite du tout. 123)
Dans l’article, les rédacteurs listent plusieurs exemples
d’articles problématiques d’octobre 2001 à avril 2003. Le plus
souvent, ces articles contiennent des informations prises au pied de
la lettre sans être analysées et critiquées :
Le 26 Octobre et le 8 Novembre
2001, par exemple, page 1, des articles citant des transfuges
irakiens décrivant un camp secret irakiens où des terroristes
islamistes étaient entraînés et des armes biologiques produites.
Ces affirmations n’ont jamais été indépendamment vérifiées.
124)
Le 20 décembre 2001, un autre
article de première page commençait ainsi « un transfuge
irakien se décrivant comme un ingénieur civil, déclare qu’il a
personnellement travaillé sur des rénovations d’équipements
biologiques, chimiques et nucléaires dans des puits sous terrains,
des villas privées et sous l’hôpital de Saddam Hussein à Bagdad
a peine un an en arrière. » Le journal de Knight Ridder
publiait un reportage la semaine dernière expliquant que des
officiers américains avaient emmenés ce transfuge en Irak un peu
plus tôt cette année afin de montrer les sites où il déclarait
avoir travaillé, et que les officiels n’ont pas réussi à établir
l’évidence de l’utilisation de programmes armés. 125)
L’article
finit sur une promesse de la rédaction. Le New York Times ne
cessera pas l’analyse de la guerre en Irak, et
Nous considérons l’histoire
des armes en Irak, et de la désinformation, comme étant une
histoire inachevée. Et nous avons l’intention de continuer des
reportages agressifs visant à donner la plus juste information.
126)
Ce que les Américains ont pu lire dans le New York Times ce
26 mai 2004 ressemble étrangement à la crise d’objectivité
traversée lors de l’ère McCarthy. Selon le professeur de
journalisme et chroniqueur au Miami Herald, Edward Wasserman,
le New York Times n’admet pas son erreur mais plutôt
l’erreur dans le choix de ses sources :
Dans la hâte de dominer
l’actualité, il a systématiquement été manipulé par des
sources qui ont rendus ses reporters captifs.127)
Par sa confiance en ces sources qui semblaient crédibles, des
histoires variées peuvent vite devenir totalement fausses, selon Dan
Kennedy, journaliste au Boston Phoenix:
Miller, ses collègues reporters
et ses rédacteurs ont oublié la règle Ben Bradlee. Ils pensaient
publier la vérité alors qu’en fait ils ne faisaient que publier
ce qu’on leur avait dit de publier 128)
La Ben Bradlee Rule se présente comme les 10 commandements du
journaliste. Et le neuvième commandement, que Miller ne semble pas
avoir respecté, est plutôt explicite :
Les journalistes devraient se
poser deux questions pour se conformer à ce commandement.
« D’abord : qu’est ce que j’essaye de dire
exactement ? et ensuite « quelle est la façon la plus
simple et la plus claire de le dire ?
129)
C’est quatre jours plus tard, au sein même du journal en crise,
que se trouve l’analyse la plus pertinente de l’article choc du
Times. Daniel Okrent avait déjà fait des recherches bien
avant la publication de la note, et selon plusieurs spécialistes des
médias, l’article publié le 26 mai, devait anticiper l’analyse
du journaliste. Dans son article, Daniel Okrent établit la liste des
causes d’une telle crise médiatique, et tente d’expliquer
comment le New York Times a perdu pied lors de cette crise
irakienne. Le journalisme est une compétition, une course au scoop,
et les journalistes tout comme les journaux sont là pour gagner :
Même par les temps les plus
calmes, les journalistes vivent pour être les premiers. Un ancien du
Times ma dit récemment qu’il ya avait eu une période pas si
lointaine où les redacteurs en chefs déclaraient « Ne sois
pas le premier, sois le meilleur », qui s’est vitre
transformé en « sois le premier et sois le meilleur ».
La
mutation suivante semble évidente.
130)
Okrent par la suite argumente que les rédacteurs du New York
Times expliquent certes comment le journal a échoué, mais
n’expliquent pas pourquoi. Quels impératifs journalistiques ont
conduit à des pratiques contraires aux bases même du journalisme ?
D'après Okrent, plusieurs raisons ont déterminé l’effondrement
du journal : la quête du scoop et l’envie de voir son nom sur
la première page du journal. Le journaliste, prêt à tout pour
inscrire son nom sur la « une », en oublie l’importance
de l’information, et de l’authenticité de ses propos.
Il y a peu de choses plus
avidement désirées qu’un article en page 1. Chuchoter est pour
les poules mouillées, hurler pour les tabloïdes, mais une
affirmation terrifiante qui peut être une désinformation tactique
d’une source intéressée peut faire l’affaire. 131)
Okrent souligne aussi le problème des sources protégées :
beaucoup de sources du NYT lors de la couverture de la guerre
en Irak, étaient anonymes ou décrites vaguement comme « éxilés »,
« informateurs », ou encore « des sources des
services secrets américains ». Selon Okrent, une source doit
être révélée, et les reporters devraient consentir à les
révéler. Une source qui s’avère avoir menti rompt le contrat de
l’immunité et cela justifie que le journaliste révèle cette
source :
Un journaliste qui protégé sa
source pas seulement de l’exposition mais aussi de mauvais
reportages par des collègues est sévèrement compromis. Les
journalistes devraient vouloir aider à révéler les erreurs de
leurs sources, l’information ne mérite pas l’immunité. 132)
Deux jours avant l’analyse d’Okrent dans les colonnes du Times,
Paul Krugman, journaliste lui aussi au New York Times,
évoquait un autre impératif s’étant révélé problématique
pour le bon fonctionnement de l’information sur un sujet aussi
épineux que la guerre en Irak. Il s’agit de la tyrannie de
l’objectivité.
Une autre réponse est celle de
la tyrannie de l’objectivité. Des journalistes modérés et
libéraux, à la fois reporters et commentateurs, se plient pour dire
des choses gentilles sur les conservateurs. Il n’y a pas longtemps,
des commentateurs qui sont maintenant des critiques de Bush
semblaient désespérés à se différencier des « haïsseurs
invétérés de Bush », qui n’étaient ni haïsseurs, ni
invétérés, et dont les critiques semblent très douces comparées
aux récentes révélations. 133)
La peur de ne pas sembler objectif, tout comme la peur d’être
détesté par ses lecteurs si l’on critique le gouvernement, la
naïveté de penser que le président des Etats-Unis ne mentirait pas
sur un sujet aussi grave que l’Irak, tout cela réuni a fait que le
Times, tout comme d’autres journaux, se sont retrouvés
enlisés dans des mensonges et des informations faussées.
Et des journalistes ne pouvaient
juste pas se résoudre à croire que le président des états Unis
pouvait être malhonnête sur un sujet aussi grave. Finalement, ne
sous-estimons pas le rôle de l’intimidation. Après le 11
Septembre, si vous pensiez dire quelque chose de négatif sur le
président, vous deviez vous préparer à une avalanche de courrier
haineux. Vous deviez vous attendre à des publications d’experts
de droite qui allaient faire tout ce qui était en leur pouvoir pour
ruiner votre réputation et vous deviez vous inquiéter d’avoir un
accès refusé à toute information interner ce qui est la base de
beaucoup de carrières journalistiques134).
Cette confession étalée sur plusieurs jours et sur plusieurs
articles, a ébranlé le monde de la presse, plus que tout autre
article paru jusqu’alors. Revenir sur ses erreurs n’a pas été
chose facile pour le quotidien le plus influent du monde, admettre
ses erreurs et prendre le temps de les souligner non plus. Ce séisme
a marqué un tournant dans le traitement de l’information, et a
changé sans aucun doute la lecture des événements.
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