jeudi 12 septembre 2013

I - « The Times and Iraq »: 26 mai 2004 / a) Un tournant dans l’histoire du journalisme

Le matin du 26 mai 2004, une surprise attendait les lecteurs du New York Times. Et pour cause, une note des rédacteurs du journal se trouve page A10, une note s’apprêtant à bouleverser le journalisme américain. L’article de 1000 mots rend officiel l’échec du NYT dans sa couverture de la guerre en Irak, et dans son analyse critique des événements :

De la part des rédacteurs : Le Times et l’Irak « Nous avons trouvé un nombre d’exemple de couvertures qui n’était pas aussi rigoureux que prévu. Dans certains cas, l’information qui était à l’époque controversée, et semble contestable aujourd’hui, a été insuffisamment nuancée, ou ne permettait pas la contestation. En regardant en arrière, nous aurions du être plus agressif dans l’examen des affirmations qui se présentaient comme une évidence » 121)

Contrairement à l’affaire Jayson Blair, le problème ne peut pas être imputé à un seul journaliste peu scrupuleux. C’est la rédaction tout entière du journal qui est mise en cause. L’échec de la couverture est un échec « institutionnel », les articles controversés ayant été écrits par plusieurs membres de la rédaction. Ces articles pourtant possédaient un point commun : leur manque d’authenticité. Les rédacteurs du journal reconnaissent aussi que des faits documentés ne sont pas toujours synonymes de vérité :

Les articles problématiques variant de sujets et d’auteurs, mais beaucoup partagent la même structure. Ils dépendaient tous plus ou moins d’informations provenant de sources irakiennes , des personnes dont la crédibilité est devenue source de débat ces dernières semaines. Compliquant la tâche des journalistes, les informations de ces exilés ont souvent été confirmés avec empressement par le gouvernement Américain convaincu du bien fondé d’une intervention en Irak. Des membres de l’administration avouent maintenant leur erreur dans le choix de leur sources exilées, tout comme beaucoup d’organisations, nous y compris. 122)

Ces articles déclaraient que l’Irak entraînait secrètement des terroristes dans des camps spécialisée, que l’Irak cachait des armes de destructions massives, des armes biologiques, et que Saddam Hussein était lié à Al Quaeda. Autant d’informations qui se sont révélées fausses :

Les comptes rendus anti Saddam Hussein des irakiens n’ont pas toujours été questionnés. Des articles basés sur des aveux terribles sur l’Irak étaient au devant de la scène alors que d’autres articles remettant en question les premiers étaient souvent enterrés. Dans certains cas, il n’y avait pas de suite du tout.  123)

Dans l’article, les rédacteurs listent plusieurs exemples d’articles problématiques d’octobre 2001 à avril 2003. Le plus souvent, ces articles contiennent des informations prises au pied de la lettre sans être analysées et critiquées :

Le 26 Octobre et le 8 Novembre 2001, par exemple, page 1, des articles citant des transfuges irakiens décrivant un camp secret irakiens où des terroristes islamistes étaient entraînés et des armes biologiques produites. Ces affirmations n’ont jamais été indépendamment vérifiées. 124)
Le 20 décembre 2001, un autre article de première page commençait ainsi « un transfuge irakien se décrivant comme un ingénieur civil, déclare qu’il a personnellement travaillé sur des rénovations d’équipements biologiques, chimiques et nucléaires dans des puits sous terrains, des villas privées et sous l’hôpital de Saddam Hussein à Bagdad a peine un an en arrière. » Le journal de Knight Ridder publiait un reportage la semaine dernière expliquant que des officiers américains avaient emmenés ce transfuge en Irak un peu plus tôt cette année afin de montrer les sites où il déclarait avoir travaillé, et que les officiels n’ont pas réussi à établir l’évidence de l’utilisation de programmes armés. 125)

L’article finit sur une promesse de la rédaction. Le New York Times ne cessera pas l’analyse de la guerre en Irak, et

Nous considérons l’histoire des armes en Irak, et de la désinformation, comme étant une histoire inachevée. Et nous avons l’intention de continuer des reportages agressifs visant à donner la plus juste information.  126)

Ce que les Américains ont pu lire dans le New York Times ce 26 mai 2004 ressemble étrangement à la crise d’objectivité traversée lors de l’ère McCarthy. Selon le professeur de journalisme et chroniqueur au Miami Herald, Edward Wasserman, le New York Times n’admet pas son erreur mais plutôt l’erreur dans le choix de ses sources :

Dans la hâte de dominer l’actualité, il a systématiquement été manipulé par des sources qui ont rendus ses reporters captifs.127)

Par sa confiance en ces sources qui semblaient crédibles, des histoires variées peuvent vite devenir totalement fausses, selon Dan Kennedy, journaliste au Boston Phoenix:

Miller, ses collègues reporters et ses rédacteurs ont oublié la règle Ben Bradlee. Ils pensaient publier la vérité alors qu’en fait ils ne faisaient que publier ce qu’on leur avait dit de publier 128)

La Ben Bradlee Rule se présente comme les 10 commandements du journaliste. Et le neuvième commandement, que Miller ne semble pas avoir respecté, est plutôt explicite :

Les journalistes devraient se poser deux questions pour se conformer à ce commandement. « D’abord : qu’est ce que j’essaye de dire exactement ? et ensuite « quelle est la façon la plus simple et la plus claire de le dire ? 129)

C’est quatre jours plus tard, au sein même du journal en crise, que se trouve l’analyse la plus pertinente de l’article choc du Times. Daniel Okrent avait déjà fait des recherches bien avant la publication de la note, et selon plusieurs spécialistes des médias, l’article publié le 26 mai, devait anticiper l’analyse du journaliste. Dans son article, Daniel Okrent établit la liste des causes d’une telle crise médiatique, et tente d’expliquer comment le New York Times a perdu pied lors de cette crise irakienne. Le journalisme est une compétition, une course au scoop, et les journalistes tout comme les journaux sont là pour gagner :

Même par les temps les plus calmes, les journalistes vivent pour être les premiers. Un ancien du Times ma dit récemment qu’il ya avait eu une période pas si lointaine où les redacteurs en chefs déclaraient « Ne sois pas le premier, sois le meilleur », qui s’est vitre transformé en « sois le premier et sois le meilleur ». La mutation suivante semble évidente. 130)
Okrent par la suite argumente que les rédacteurs du New York Times expliquent certes comment le journal a échoué, mais n’expliquent pas pourquoi. Quels impératifs journalistiques ont conduit à des pratiques contraires aux bases même du journalisme ? D'après Okrent, plusieurs raisons ont déterminé l’effondrement du journal : la quête du scoop et l’envie de voir son nom sur la première page du journal. Le journaliste, prêt à tout pour inscrire son nom sur la « une », en oublie l’importance de l’information, et de l’authenticité de ses propos.


Il y a peu de choses plus avidement désirées qu’un article en page 1. Chuchoter est pour les poules mouillées, hurler pour les tabloïdes, mais une affirmation terrifiante qui peut être une désinformation tactique d’une source intéressée peut faire l’affaire.  131)
Okrent souligne aussi le problème des sources protégées : beaucoup de sources du NYT lors de la couverture de la guerre en Irak, étaient anonymes ou décrites vaguement comme « éxilés », « informateurs », ou encore « des sources des services secrets américains ». Selon Okrent, une source doit être révélée, et les reporters devraient consentir à les révéler. Une source qui s’avère avoir menti rompt le contrat de l’immunité et cela justifie que le journaliste révèle cette source :

Un journaliste qui protégé sa source pas seulement de l’exposition mais aussi de mauvais reportages par des collègues est sévèrement compromis. Les journalistes devraient vouloir aider à révéler les erreurs de leurs sources, l’information ne mérite pas l’immunité. 132)

Deux jours avant l’analyse d’Okrent dans les colonnes du Times, Paul Krugman, journaliste lui aussi au New York Times, évoquait un autre impératif s’étant révélé problématique pour le bon fonctionnement de l’information sur un sujet aussi épineux que la guerre en Irak. Il s’agit de la tyrannie de l’objectivité.

Une autre réponse est celle de la tyrannie de l’objectivité. Des journalistes modérés et libéraux, à la fois reporters et commentateurs, se plient pour dire des choses gentilles sur les conservateurs. Il n’y a pas longtemps, des commentateurs qui sont maintenant des critiques de Bush semblaient désespérés à se différencier des « haïsseurs invétérés de Bush », qui n’étaient ni haïsseurs, ni invétérés, et dont les critiques semblent très douces comparées aux récentes révélations.  133)

La peur de ne pas sembler objectif, tout comme la peur d’être détesté par ses lecteurs si l’on critique le gouvernement, la naïveté de penser que le président des Etats-Unis ne mentirait pas sur un sujet aussi grave que l’Irak, tout cela réuni a fait que le Times, tout comme d’autres journaux, se sont retrouvés enlisés dans des mensonges et des informations faussées.

Et des journalistes ne pouvaient juste pas se résoudre à croire que le président des états Unis pouvait être malhonnête sur un sujet aussi grave. Finalement, ne sous-estimons pas le rôle de l’intimidation. Après le 11 Septembre, si vous pensiez dire quelque chose de négatif sur le président, vous deviez vous préparer à une avalanche de courrier haineux. Vous deviez vous attendre à des publications d’experts de droite qui allaient faire tout ce qui était en leur pouvoir pour ruiner votre réputation et vous deviez vous inquiéter d’avoir un accès refusé à toute information interner ce qui est la base de beaucoup de carrières journalistiques134)


Cette confession étalée sur plusieurs jours et sur plusieurs articles, a ébranlé le monde de la presse, plus que tout autre article paru jusqu’alors. Revenir sur ses erreurs n’a pas été chose facile pour le quotidien le plus influent du monde, admettre ses erreurs et prendre le temps de les souligner non plus. Ce séisme a marqué un tournant dans le traitement de l’information, et a changé sans aucun doute la lecture des événements.

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