En 1986, cette journaliste vedette du quotidien new-yorkais avait déjà été l’objet de vives controverses au sujet d’articles qu’elle avait rédigés sur la Libye, lesquels faisaient partie d’une campagne massive de désinformation contre Mouammar Kadhafi, orchestrée à l’époque par l’amiral John Poindexter 106). À l’époque, les États-Unis tentaient de renverser le régime de Muhammad Khadafi en l’affaiblissant sur la scène internationale et nationale. Il s’agissait donc de lui imputer la plupart des attentats terroristes du moment, tout en le montrant, sur le plan interne, en perte de vitesse. Un mémorandum de l’amiral Poindexter détaillant cette stratégie fut publié par Bob Woodward dans le Washington Post :
L’un des
éléments clés [de la stratégie] est qu’elle combine des
événements réels et fictifs - grâce à un programme de
désinformation - avec comme objectif final de faire que Khadafi
pense
qu’il y a une importante opposition interne envers lui en Libye,
que ses principaux hommes de confiance sont déloyaux, que les
États-Unis sont prêts à agir contre lui militairement.
107)
L’article de Bob Woodward notait ensuite que
principalement le Wall Street Journal, mais aussi d’autres
journaux de référence à un niveau moindre, s’étaient pliés à
cette stratégie dans leur traitement du dossier libyen. C’était
notamment le cas de l’envoyée spéciale du New York Times à
Paris à l’époque, qui n’eétaitt autre que Judith Miller. Dans
un article co-signé avec Marie Colvin, chef du bureau de l’UPI à
Paris, la doctrine Pointdexter apparaît noir sur blanc :
Trois mois
et demi après le bombardement américain de la Libye, Muammar
Khadafi semble perdre le contrôle de son pays et de lui-même.
108)
D’après des sources non identifiées, les
deux journalistes concluent que « Kadhafi subit la poigne
paralysante de la dépression » 108), qu’il a
disparu et se cache. Ces sources mystérieuses leur affirment
également que le leader libyen se drogue. Les deux journalistes
reconnaissent par ailleurs avoir discuté avec des « analystes
des services de renseignement occidentaux » et des diplomates
selon lesquels Kadhafi ne tiendrait plus les rênes du pouvoir en
Libye.
Le 4 janvier 1987, Miller attribuait dans le
New York Times l’attentat perpétré à Ankara contre une
synagogue à la Libye, à la Syrie et à l’Iran, en citant « des
analystes des renseignements états-uniens », un « expert
en terrorisme israélien » et d’autres sources anonymes
109).
Pendant la première guerre du Golfe, Judith
Miller écrivit avec Laurie Mylroie un livre intitulé Saddam
Hussein and the Crisis in the Gulf. Laurie Mylroie est membre de
l’American
Enterprise Institute,
l’un des principaux think-tank néo-conservateurs. Elle
accusait la CIA d’avoir tout fait pour miner la campagne médiatique
de l’administration Bush sur l’Irak .
Mylroie édite la lettre d’information Iraq News et a enseigné à l’U.S. Naval War College. Elle compte parmi ses « admirateurs » Richard Perle, James Woolsey, l’ancien directeur de la CIA, et Christopher Hitchens, un « écrivain gauchiste » aujourd’hui proche de Paul Wolfovitz 110). Les trois hommes ont en effet ardemment défendu son dernier livre, Bush vs. The Beltway, un pamphlet dans lequel inspirée par la théorie du complot, Laurie Mylroie rend Saddam Hussein responsable de l’attentat contre le World Trade Center de 1993 111). Elle est également proche des thèses de la journaliste Jayna Davis, qui attribue aussi au régime irakien l’attentat contre un bâtiment fédéral d’Oklahoma City, en 1995.
C’est moins de 20 ans plus tard que la journaliste incontournable de la rédaction du New York Times se retrouve au centre d’un séisme médiatique hors précédent qui ébranle le New York Times. Le 12 octobre 2001, alors que la crise de l’anthrax est à son comble, Judith Miller reçoit une lettre contenant de l'anthrax à son bureau du New York Times, mais la poudre dans l'enveloppe n'est qu'un simulacre. Heureusement, elle ne figure pas parmi les cinq victimes, mais bien dans la liste des six contaminées ayant survécu. Compte tenu de son brillant travail passé pour révéler à ses lecteurs le péril islamique de Ben Laden, elle persuade ses concitoyens que cette lettre lui a été envoyée par Al Qaïda pour se venger : « Désormais, je ne couvrais plus l’événement ; j’étais l’événement. » 112)
Ce que confirme sans attendre l’Attorney
général John Ashcroft provoquant une psychose planétaire qui
justifiera un peu plus l’invasion de l’Afghanistan. L’analyse
de la poudre blanche contenue dans l’enveloppe envoyée à Juliette
Miller révèlera qu’il ne s’agissait pas du bacille du charbon.
En septembre 2002,
elle rapporte l'interception de tubes métalliques destinés à
l'Irak, lesquels étaient, semble-t-il, destinés à la construction
d'armes atomiques. Cependant, un an plus tôt, un physicien
à la retraite du laboratoire national d'Oak
Ridge, Houston G. Wood
III, avait produit un rapport à l'attention du gouvernement
américain, dans lequel il affirmait que ces tubes ne pouvaient
servir dans des centrifugeuses destinées à l'enrichissement de
l'uranium,
ce qui contredisait les affirmations de Miller.
Malgré cela, Condoleezza
Rice, Colin
Powell et Donald
Rumsfeld, s'appuyant
sur les articles de Miller, ont déclaré à la télévision
que ces tubes étaient destinées à la production d'ADM irakiennes.
Pourtant, l’inexistence d’un programme
d’armement chimique et bactériologique en Irak fait apparaître
que l’administration américaine a allègrement menti à l’opinion
publique et à la presse internationale. Comme le fait remarquer
Michael Massing dans le dernier numéro de la New York Review of
Books, la presse états-unienne a attendu septembre 2003, soit
cinq mois après la fin du conflit, pour commencer à publier des
informations mettant en doute les raisons officiellement invoquées
par le Pentagone pour justifier l’invasion de l’Irak.
La chronologie des articles qu’elle a publiés
sur le sujet des armes de destruction massive suit de près le
« timing » de la Maison-Blanche. Le 26 août, Dick Cheney
ouvre la campagne lors d’un discours prononcé devant une
convention nationale d’anciens combattants où il dénonce
l’existence d’un programme d’armement chimiques et
bactériologique en Irak 113).
Le 7 septembre, Judith Miller co-signe un article avec Michael Gordon
sur les fameux « tubes en aluminium » sensés démontrer
l’existence d’un programme nucléaire irakien, sur la base d’une
source gouvernementale 114).
Le même jour, le vice-président Dick Cheney
se rend à l’émission Meet the Press, sur NBC, et évoque
la question des tubes en aluminium en accordant le crédit de ce
scoop à l’article de Miller et Gordon :
C’est
désormais public, Saddam Hussein cherche à acquérir
des matériaux nécessaires pour
construire une bombe.
114)
Le même jour encore, Condoleeza Rice et Colin
Powell reprennent ces accusations, puis le président George W. Bush
lui-même devant l’Assemblée générale de l’ONU. La journaliste
qui a enquêté sur les relations nucléaires entre la France et
l’Iran, Dominique Lorentz, a pourtant clairement exposé les
écueils méthodologiques à éviter dans ce genre d’investigations :
Un flic de
renseignement qui apporte à un journaliste un dossier cousu de fil
blanc ne le fait ni par probité intellectuelle, ni par sympathie.
Encore moins parce qu’il a confiance. Il remplit tout simplement
une mission. Au mieux, (...) il l’accomplit pour le pouvoir en
place, qu’il a vocation de servir. Le principal problème que
pose l’information délivrée par les services secrets, c’est
qu’elle est rarement exacte. (...)En
matière de terrorisme, comme sur les questions militaires, l’expert
est celui qui ment. 115)
Les sources de Judith Miller ne sont pas que
des sources gouvernementales, elle s’est aussi largement reposée
sur les « révélations » du Conseil National Irakien et
sur son dirigeant emblématique, Ahmed Chalabi. C’est en tout cas
ce qui ressort d’un échange d’e-mails entre Miller et son chef
de service, John Burns, exhumé par le journaliste du Washington
Post, Howard Kurtz. Le premier courrier électronique est adressé
par John Burns à Judith Miller, à laquelle il reproche d’avoir
écrit un article sur Ahmed Chalabi alors que l’équipe
new-yorkaise s’apprêtait à sortir un dossier consacré à cet
opposant controversé du régime irakien. La réponse de la lauréate
du prix Pulitzer est éloquente :
Je
couvre Chalabi depuis plus de dix ans, et j’ai fait la plupart des
articles sur lui pour notre journal, notamment le long dossier que
nous avons récemment fait sur lui. Il a fourni la plupart des scoops
en couverture sur les ADM à notre journal 116).
Lorsque l’invasion militaire de l’Irak par
les États-Unis prend fin, c’est naturellement vers la journaliste
du New York Times que se tournent tous les regards. Le webzine
Slate recense tous les principaux mensonges relatés par la
journaliste dans un article détonnant
Dans les
18 mois après le début de la guerre en Irak, Miller s’est
incroyablement rapprochée de nombreuses sources irakiennes, anonymes
ou non, qui lui ont données des informations détaillées sur les
armes de destructions massives de Saddam Hussein.
Cependant, 100 jours après la
prise de Bagdad, rien des affirmations sensationnelles sur des armes
chimiques, biologiques, ou nucléaires n’ont été vérifiées,
malgré les fouilles acharnées de l’Irak par les chasseurs
d’armes. 117)
La mauvaise foi de la journaliste est vivement
soulignée, et ses articles sont remis en question. Si aucune arme de
destruction massive n’a été trouvée, le travail de Judith Miller
doit forcément être interrogé :
Il est sur que Miller n’a
jamais affirmé que l’Irak avait un programme illégal d’ADM ou
un stock d’armes illégales. Loin de là: à chaque fois q’elle a
écrit sur les AMDs, elle a à chaque fois constitué une porte de
sortie sémantique lui permettant de tourner sa veste et de déclarer
«Ce sont les sources qui parlent! Pas moi ! ». Mais
grâce au reportage du Washington Post d’Howard Kurtz, nous savons
comment Miller y croyait vraiment et s’était engraissées des
indices de ses sources à l’intérieur de l’organisation d’Ahmad
Chalabi. Le fait qu’aucun des indices officiels fournis par Miller
sur les AMD révèle que: 1) les irakiens ont parfaitement effacé
chaque site mentionné par Miller dans son reportage avant l’invasion
des Etats Unis, ou que 2) ses sources n’étaient que foutaises. De
toute façon, si Miller a été trompée par ses sources, les
lecteurs du Times
l’ont été aussi, et le journal doit à ses lecteurs une
correction des articles crédules de Miller. 118)
L’administration Bush tente de sauver la face en inventant
plusieurs hypothèses pour l’absence d’ADM en Irak. Une nouvelle
fois, Judith Miller est mise à contribution : Dans un rapport
publié en avril 2003, Illicit Arms Kept Till Eve of War,
an Iraqi Scientist Is Said to Assert, elle relate les propos d’un
scientifique irakien selon lequel Saddam Hussein aurait détruit ses
armes à l’aube de l’invasion américaine. Certains éléments du
programme auraient également été envoyés en Syrie. Miller
poursuit aussi en affirmant que des ADM avaient été trouvées en
Irak. Encore une fois, plusieurs journaux ont relayé cette
information, lui donnant encore plus de crédibilité.
Les
Américains ont dit que le scientifique leur avait dit que le
gouvernement du Président Saddam Hussein avait détruit des stock
d’agents mortels dès le milieu des années 1990, en avait
transféré d’autres en Syrie, et avait récemment concentré leurs
efforts plutôt sur le recherche et le développement de projets,
virtuellement fermés aux détections des inspecteurs internationaux.
119)
Aucun élément matériel ne permettra de
valider cette hypothèse. Qui plus est, on apprendra un peu plus tard
que Judith Miller n’a jamais interviewé directement ce
scientifique, ni s’est rendue sur les sites. De plus, elle a dû
soumettre son article aux autorités militaires américaines, ce qui
en fait un article plus propagandiste qu’informateur. Un officier
de la CIA, M. Robert Baer, a révélé comment fonctionnait ce
système d’intox :
Le Congrès
national irakien prenait ses informations auprès de faux déserteurs
et les refilait au Pentagone, puis le CNI
passait ces mêmes
informations à des journalistes en leur disant :
“Si vous
ne nous croyez pas, appelez donc le Pentagone.” Vous aviez
ainsi une information circulant en boucle. Comme ça, le
New York Times
pouvait dire qu’il
avait deux sources sur les armes de destruction massive en Irak. Le
Washington Post
aussi. Les journalistes
ne cherchaient pas à en savoir plus. Et d’ailleurs, souvent, les
rédacteurs en chef leur demandaient de soutenir le gouvernement. Par
patriotisme. 120)
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