jeudi 12 septembre 2013

c) Judith Miller : Anthrax et terrorisme

En 1986, cette journaliste vedette du quotidien new-yorkais avait déjà été l’objet de vives controverses au sujet d’articles qu’elle avait rédigés sur la Libye, lesquels faisaient partie d’une campagne massive de désinformation contre Mouammar Kadhafi, orchestrée à l’époque par l’amiral John Poindexter 106). À l’époque, les États-Unis tentaient de renverser le régime de Muhammad Khadafi en l’affaiblissant sur la scène internationale et nationale. Il s’agissait donc de lui imputer la plupart des attentats terroristes du moment, tout en le montrant, sur le plan interne, en perte de vitesse. Un mémorandum de l’amiral Poindexter détaillant cette stratégie fut publié par Bob Woodward dans le Washington Post :


L’un des éléments clés [de la stratégie] est qu’elle combine des événements réels et fictifs - grâce à un programme de désinformation - avec comme objectif final de faire que Khadafi pense qu’il y a une importante opposition interne envers lui en Libye, que ses principaux hommes de confiance sont déloyaux, que les États-Unis sont prêts à agir contre lui militairement. 107)

L’article de Bob Woodward notait ensuite que principalement le Wall Street Journal, mais aussi d’autres journaux de référence à un niveau moindre, s’étaient pliés à cette stratégie dans leur traitement du dossier libyen. C’était notamment le cas de l’envoyée spéciale du New York Times à Paris à l’époque, qui n’eétaitt autre que Judith Miller. Dans un article co-signé avec Marie Colvin, chef du bureau de l’UPI à Paris, la doctrine Pointdexter apparaît noir sur blanc :

Trois mois et demi après le bombardement américain de la Libye, Muammar Khadafi semble perdre le contrôle de son pays et de lui-même. 108)

D’après des sources non identifiées, les deux journalistes concluent que « Kadhafi subit la poigne paralysante de la dépression » 108), qu’il a disparu et se cache. Ces sources mystérieuses leur affirment également que le leader libyen se drogue. Les deux journalistes reconnaissent par ailleurs avoir discuté avec des « analystes des services de renseignement occidentaux » et des diplomates selon lesquels Kadhafi ne tiendrait plus les rênes du pouvoir en Libye.
Le 4 janvier 1987, Miller attribuait dans le New York Times l’attentat perpétré à Ankara contre une synagogue à la Libye, à la Syrie et à l’Iran, en citant « des analystes des renseignements états-uniens », un « expert en terrorisme israélien » et d’autres sources anonymes 109)
Pendant la première guerre du Golfe, Judith Miller écrivit avec Laurie Mylroie un livre intitulé Saddam Hussein and the Crisis in the Gulf. Laurie Mylroie est membre de l’American Enterprise Institute, l’un des principaux think-tank néo-conservateurs. Elle accusait la CIA d’avoir tout fait pour miner la campagne médiatique de l’administration Bush sur l’Irak .

Mylroie édite la lettre d’information Iraq News et a enseigné à l’U.S. Naval War College. Elle compte parmi ses « admirateurs » Richard Perle, James Woolsey, l’ancien directeur de la CIA, et Christopher Hitchens, un « écrivain gauchiste » aujourd’hui proche de Paul Wolfovitz 110). Les trois hommes ont en effet ardemment défendu son dernier livre, Bush vs. The Beltway, un pamphlet dans lequel inspirée par la théorie du complot, Laurie Mylroie rend Saddam Hussein responsable de l’attentat contre le World Trade Center de 1993 111).  Elle est également proche des thèses de la journaliste Jayna Davis, qui attribue aussi au régime irakien l’attentat contre un bâtiment fédéral d’Oklahoma City, en 1995. 

C’est moins de 20 ans plus tard que la journaliste incontournable de la rédaction du New York Times se retrouve au centre d’un séisme médiatique hors précédent qui ébranle le New York Times. Le 12 octobre 2001, alors que la crise de l’anthrax est à son comble, Judith Miller reçoit une lettre contenant de l'anthrax à son bureau du New York Times, mais la poudre dans l'enveloppe n'est qu'un simulacre. Heureusement, elle ne figure pas parmi les cinq victimes, mais bien dans la liste des six contaminées ayant survécu. Compte tenu de son brillant travail passé pour révéler à ses lecteurs le péril islamique de Ben Laden, elle persuade ses concitoyens que cette lettre lui a été envoyée par Al Qaïda pour se venger : « Désormais, je ne couvrais plus l’événement ; j’étais l’événement. » 112)

Ce que confirme sans attendre l’Attorney général John Ashcroft provoquant une psychose planétaire qui justifiera un peu plus l’invasion de l’Afghanistan. L’analyse de la poudre blanche contenue dans l’enveloppe envoyée à Juliette Miller révèlera qu’il ne s’agissait pas du bacille du charbon.
En septembre 2002, elle rapporte l'interception de tubes métalliques destinés à l'Irak, lesquels étaient, semble-t-il, destinés à la construction d'armes atomiques. Cependant, un an plus tôt, un physicien à la retraite du laboratoire national d'Oak Ridge, Houston G. Wood III, avait produit un rapport à l'attention du gouvernement américain, dans lequel il affirmait que ces tubes ne pouvaient servir dans des centrifugeuses destinées à l'enrichissement de l'uranium, ce qui contredisait les affirmations de Miller.
Malgré cela, Condoleezza Rice, Colin Powell et Donald Rumsfeld, s'appuyant sur les articles de Miller, ont déclaré à la télévision que ces tubes étaient destinées à la production d'ADM irakiennes.
Pourtant, l’inexistence d’un programme d’armement chimique et bactériologique en Irak fait apparaître que l’administration américaine a allègrement menti à l’opinion publique et à la presse internationale. Comme le fait remarquer Michael Massing dans le dernier numéro de la New York Review of Books, la presse états-unienne a attendu septembre 2003, soit cinq mois après la fin du conflit, pour commencer à publier des informations mettant en doute les raisons officiellement invoquées par le Pentagone pour justifier l’invasion de l’Irak.
La chronologie des articles qu’elle a publiés sur le sujet des armes de destruction massive suit de près le « timing » de la Maison-Blanche. Le 26 août, Dick Cheney ouvre la campagne lors d’un discours prononcé devant une convention nationale d’anciens combattants où il dénonce l’existence d’un programme d’armement chimiques et bactériologique en Irak 113). Le 7 septembre, Judith Miller co-signe un article avec Michael Gordon sur les fameux « tubes en aluminium » sensés démontrer l’existence d’un programme nucléaire irakien, sur la base d’une source gouvernementale 114).
Le même jour, le vice-président Dick Cheney se rend à l’émission Meet the Press, sur NBC, et évoque la question des tubes en aluminium en accordant le crédit de ce scoop à l’article de Miller et Gordon :

C’est désormais public, Saddam Hussein cherche à acquérir des matériaux nécessaires pour construire une bombe. 114)

Le même jour encore, Condoleeza Rice et Colin Powell reprennent ces accusations, puis le président George W. Bush lui-même devant l’Assemblée générale de l’ONU. La journaliste qui a enquêté sur les relations nucléaires entre la France et l’Iran, Dominique Lorentz, a pourtant clairement exposé les écueils méthodologiques à éviter dans ce genre d’investigations :

Un flic de renseignement qui apporte à un journaliste un dossier cousu de fil blanc ne le fait ni par probité intellectuelle, ni par sympathie. Encore moins parce qu’il a confiance. Il remplit tout simplement une mission. Au mieux, (...) il l’accomplit pour le pouvoir en place, qu’il a vocation de servir. Le principal problème que pose l’information délivrée par les services secrets, c’est qu’elle est rarement exacte. (...)En matière de terrorisme, comme sur les questions militaires,  l’expert est celui qui ment.  115)

Les sources de Judith Miller ne sont pas que des sources gouvernementales, elle s’est aussi largement reposée sur les « révélations » du Conseil National Irakien et sur son dirigeant emblématique, Ahmed Chalabi. C’est en tout cas ce qui ressort d’un échange d’e-mails entre Miller et son chef de service, John Burns, exhumé par le journaliste du Washington Post, Howard Kurtz. Le premier courrier électronique est adressé par John Burns à Judith Miller, à laquelle il reproche d’avoir écrit un article sur Ahmed Chalabi alors que l’équipe new-yorkaise s’apprêtait à sortir un dossier consacré à cet opposant controversé du régime irakien. La réponse de la lauréate du prix Pulitzer est éloquente :

Je couvre Chalabi depuis plus de dix ans, et j’ai fait la plupart des articles sur lui pour notre journal, notamment le long dossier que nous avons récemment fait sur lui. Il a fourni la plupart des scoops en couverture sur les ADM à notre journal  116).

Lorsque l’invasion militaire de l’Irak par les États-Unis prend fin, c’est naturellement vers la journaliste du New York Times que se tournent tous les regards. Le webzine Slate recense tous les principaux mensonges relatés par la journaliste dans un article détonnant 

Dans les 18 mois après le début de la guerre en Irak, Miller s’est incroyablement rapprochée de nombreuses sources irakiennes, anonymes ou non, qui lui ont données des informations détaillées sur les armes de destructions massives de Saddam Hussein.
Cependant, 100 jours après la prise de Bagdad, rien des affirmations sensationnelles sur des armes chimiques, biologiques, ou nucléaires n’ont été vérifiées, malgré les fouilles acharnées de l’Irak par les chasseurs d’armes. 117)

La mauvaise foi de la journaliste est vivement soulignée, et ses articles sont remis en question. Si aucune arme de destruction massive n’a été trouvée, le travail de Judith Miller doit forcément être interrogé :

Il est sur que Miller n’a jamais affirmé que l’Irak avait un programme illégal d’ADM ou un stock d’armes illégales. Loin de là: à chaque fois q’elle a écrit sur les AMDs, elle a à chaque fois constitué une porte de sortie sémantique lui permettant de tourner sa veste et de déclarer «Ce sont les sources qui parlent! Pas moi ! ». Mais grâce au reportage du Washington Post d’Howard Kurtz, nous savons comment Miller y croyait vraiment et s’était engraissées des indices de ses sources à l’intérieur de l’organisation d’Ahmad Chalabi. Le fait qu’aucun des indices officiels fournis par Miller sur les AMD révèle que: 1) les irakiens ont parfaitement effacé chaque site mentionné par Miller dans son reportage avant l’invasion des Etats Unis, ou que 2) ses sources n’étaient que foutaises. De toute façon, si Miller a été trompée par ses sources, les lecteurs du Times l’ont été aussi, et le journal doit à ses lecteurs une correction des articles crédules de Miller. 118)

L’administration Bush tente de sauver la face en inventant plusieurs hypothèses pour l’absence d’ADM en Irak. Une nouvelle fois, Judith Miller est mise à contribution : Dans un rapport publié en avril 2003, Illicit Arms Kept Till Eve of War, an Iraqi Scientist Is Said to Assert, elle relate les propos d’un scientifique irakien selon lequel Saddam Hussein aurait détruit ses armes à l’aube de l’invasion américaine. Certains éléments du programme auraient également été envoyés en Syrie. Miller poursuit aussi en affirmant que des ADM avaient été trouvées en Irak. Encore une fois, plusieurs journaux ont relayé cette information, lui donnant encore plus de crédibilité.

Les Américains ont dit que le scientifique leur avait dit que le gouvernement du Président Saddam Hussein avait détruit des stock d’agents mortels dès le milieu des années 1990, en avait transféré d’autres en Syrie, et avait récemment concentré leurs efforts plutôt sur le recherche et le développement de projets, virtuellement fermés aux détections des inspecteurs internationaux. 119)

Aucun élément matériel ne permettra de valider cette hypothèse. Qui plus est, on apprendra un peu plus tard que Judith Miller n’a jamais interviewé directement ce scientifique, ni s’est rendue sur les sites. De plus, elle a dû soumettre son article aux autorités militaires américaines, ce qui en fait un article plus propagandiste qu’informateur. Un officier de la CIA, M. Robert Baer, a révélé comment fonctionnait ce système d’intox :

Le Congrès national irakien prenait ses informations auprès de faux déserteurs et les refilait au Pentagone, puis le CNI passait ces mêmes informations à des journalistes en leur disant :
“Si vous ne nous croyez pas, appelez donc le Pentagone.” Vous aviez ainsi une information circulant en boucle. Comme ça, le New York Times pouvait dire qu’il avait deux sources sur les armes de destruction massive en Irak. Le Washington Post aussi. Les journalistes ne cherchaient pas à en savoir plus. Et d’ailleurs, souvent, les rédacteurs en chef leur demandaient de soutenir le gouvernement. Par patriotisme. 120)  

Le New York Times a perdu sa crédibilité durant ces dernières années, à cause de journalistes peu scrupuleux, à cause d’un patriotisme mal placé, à cause d’un gouvernement propagandiste. Plusieurs raisons qui ont conduit à la perte de son influence, à une critique de plus en plus acérée, et des doutes croissants sur l’authenticité des informations divulguées.

L’affaire Judith Miller a sans aucun doute été l’élément le plus dévastateur du journal. Une journaliste star du quotidien se retrouvant sous les feux des projecteurs pour autre chose que la qualité de ses articles a une foi pour toutes condamné le journal à une relecture de son histoire, une relecture de ses articles.

Le New York Times est mort. Vive le nouveau New York Times ! Du recul, de l’autocritique, le nouveau quotidien américain se promet de revenir dans le droit chemin de l’actualité.

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