jeudi 12 septembre 2013

b) Un journal anti-français ?

Lorsque la France a refusé de prendre part au « bourbier irakien », l’Amérique entière s’est sentie trahie par un pays qui jusque là était l’un de ses meilleurs alliés politiques. Malgré plusieurs désaccords sur certains dossiers, la France restait le pays ayant soutenu l’Amérique lors de son combat indépendantiste. Le 7 juin 1777, peu après la victoire des rebelles américains à Saratoga, le marquis de LaFayette déclarait :

Défenseur de cette liberté que j'idolâtre, libre moi-même plus que personne, en venant comme ami offrir mes services à cette république (des États-Unis) si intéressante, je n'y porte nul intérêt personnel. Le bonheur de l'Amérique est intimement lié au bonheur de toute l'humanité ; elle va devenir le respectable et sûr asile de la vertu, de l'honnêteté, de la tolérance, de l'égalité et d'une tranquille liberté. 95)

Les attentats du World Trade Center à New York donnent l'occasion aux deux pays de prouver au monde la solidarité qui les unit. Le 12 septembre 2001, la France propose à l'ONU une résolution condamnant les attentats du 11 Septembre : la résolution 1368 est adoptée par le conseil de sécurité.
En 2004, la coopération entre les forces françaises et américaines en Afghanistan se place dans la Force internationale d'assistance et de sécurité (FIAS). Suite à l'accord du sommet d'Évian de juin 2003, la France a également envoyé plus de 200 commandos des forces spéciales. Elles sont sous le contrôle des Américains et relèvent aussi du commandement d'Henri Bentegeat, chef d'état-major des armées. Elles reçoivent la confiance des forces américaines qui leur offrent la totalité des informations disponibles. Elles sont épaulées par l'action des forces aériennes israélo-américaines. 96)
Selon le quotidien américain Washington Post (3 juillet 2005), les services secrets français et américains (respectivement la DGSE et la CIA), ont créé en 2002 une unité spéciale à Paris, appelée Alliance Base.
Elle organise la recherche de suspects liés aux réseaux islamistes terroristes. Cependant la France, au contraire des Anglais, se veut « aux côtés » et « non derrière » les États-Unis. Cette ambition fait apparaître de profondes divergences, qui atteignent leur paroxysme en 2003. Ainsi, à partir de 2002, la diplomatie française s'oppose de plus en plus frontalement à la volonté de l'administration américaine d'intervenir militairement en Irak. En mars 2003, la France est ouvertement contre la guerre en Irak à l'ONU ; c'est le plus grand contentieux entre les deux pays.
En France un sentiment négatif à l'égard de la politique des États-Unis s’accentue. Lors d'un sondage à l'occasion des élections présidentielles américaines, 33% des Français se dirent « inquiets » à l’évocation des États-Unis, contre 12 % quatre ans auparavant 97). Les relations franco-américaines sont de plus polluées par des mouvements hostiles existants dans les deux pays. La France possède ainsi un fort bataillon d'Anti-Américains; idem de l'autre côté de l'Atlantique avec le « french bashing » où les blagues anti-françaises sont fréquentes et la littérature anti-française abondante 98).
Parallèlement aux Etats-Unis un fort ressentiment à l'égard des Français se développe dans les médias et dans l'opinion américaine, ainsi qu’en témoignent plusieurs articles publiés dans le New York Times. Malgré son prestige et sa quête d’objectivité, le journal n’a eu de cesse de formuler de fausses accusations contre la France et d’accroître un sentiment anti-français au sein de la population américaine, de sorte que le 15 mai 2003, l'ambassadeur de France à Washington, Jean-David Levitte, publie une lettre à l'attention des directeurs de presse américains, dans laquelle il dénonce les fausses informations dont la France est victime 99).
Cette haine anti-française s’est ainsi manifestée plusieurs fois dans les colonnes du journal le plus lu d’Amérique. Deux journalistes principalement ont clairement exprimé leur ressentiment. Ces deux journalistes, William Safire et l’éditorialiste Thomas L. Friedman, ont fait de la France leur bouc émissaire préféré pendant plusieurs années.
Ancien conseiller de Madeleine Albright, Thomas L. Friedman, éditorialiste au New-York Times est spécialisé dans les affaires internationales. Connu pour son soutien à une politique militaire états-unienne agressive, il a estimé dans un article controversé intitulé « Our War with France », que la France était désormais l’ennemi des États-Unis après l’invasion de l’Irak par la Coalition anglo-américaine.

Il est temps pour les Américains de s'en rendre compte la France n'est pas seulement notre alliée agaçante. Elle n'est pas seulement notre rivale jalouse. La France devient notre ennemie. 100)

Friedman ne mâche pas ses mots lorsqu’il s’agit de déclarer la guerre à la France. Une France non seulement agaçante et jalouse, mais qui plus est un ennemi redoutable. Il prête à la France des intentions peu scrupuleuses et justicières.
La France veut que l'Amérique s'embourbe en Irak, dans l'espoir insensé qu'un affaiblissement des Etats-Unis lui permettre de trouver sa place "légitime" : égale à celle de l'Amérique, sinon supérieure, dans la gestion des affaires mondiales. 101)
Ces accusations sont aussitôt renforcées par William Safire, chroniqueur au New York Times, qui accuse la France à deux reprises, le 13 mars et le 20 mars 2003 d'avoir livré à l'Irak un produit utilisé dans les combustibles de missiles. Safire possède beaucoup d’influence au New York Times et son amitié avec le vice-président Dick Cheney est de notoriété publique. Selon lui, une société française, CIS, aurait servi d'intermédiaire à une société chinoise, Qilo, pour une vente transitant par la Syrie.
Après les attentats du 11 septembre il avait déjà lancé la rumeur d'une rencontre à Prague entre Mohammed Atta, le chef des pirates de l'air, et des espions irakiens, créant ainsi artificiellement un lien entre Al Qaida et Saddam Hussein que l'administration Bush cherchait désespérément à établir. En Mars 2003, Safire lance encore de nouvelles rumeurs, comme celle de prétendre que des Français aident l'Irak à se procurer des armes interdites, ce qui est grave car cela donne des arguments à ceux qui veulent déclarer une guerre.

La France, la Chine, et la Syrie, ont une raison commune pour garder les troupes américaines et anglaises en dehors de l’Irak: ces trois nations ne veulent sûrement pas que le monde découvre que leurs gouvernements ont fournis illégalement à Saddam Hussein des matériaux utilisés pour construire des missiles à longue portée. 102)

Barry Lando, ancien journaliste de Time et du magazine 60 minutes de CBS, a prouvé que ces accusations étaient mensongères, une contre-enquête que ni The New York Times ni l'International Herald Tribune, n'ont accepté de publier, mais qui est parue dans Le Monde, l'occasion pour Barry Lando d'analyser et de critiquer le fonctionnement des médias américains :

Les informations qu'il publiait dans son premier article ne me semblaient pas correctes. Dans ce cas-là, je fais toujours une contre-enquête. J'ai contacté Jean-Pierre Pertriaux, le président de CIS accusé d'avoir été l'intermédiaire dans cette affaire. Il a été très ouvert et a avoué qu'il avait essayé de vendre ce produit à l'Irak. Il m'a aussi montré les e-mails dont Safire cite des extraits dans ces articles. Lus dans leur entier, ces mails montrent que la transaction n'a finalement pas eu lieu. Les citations extirpées n'ont pas de sens, elles sont incohérentes. […]Avec tous ces éléments, j'ai alors adressé un article aux pages éditoriales du New York Times et de l'International Herald Tribune, qui avaient publié l'article de Safire, disant : "Safire a tort pour telles et telles raisons." The New York Times m'a répondu qu'il ne publie pas ce genre de réponse parce qu'on ne critique pas ses propres vedettes. Et le lendemain, Safire a publié un deuxième article, écrit dans la même veine, critiquant de manière insultante Chirac qui avait nié ses premières accusations, et traitant les services de renseignement français d'inspecteurs Clouzot. 103)

Le New York Times ne tire donc pas sur ses stars et préfère laisser circuler de fausses informations que de remettre en question ses propos. Les deux articles de Safire ont beaucoup été repris sur Internet, et du fait de leur parution dans le New York Times, un journal de référence mondiale, leurs informations sont présentées comme vérifiées et incontestables.

The New York Times et The Washington Post ont publié des éditoriaux plutôt favorables à la guerre, mais les opinions dans les médias ont été assez variées. Le problème est que toutes les questions concernant cette crise irakienne se mêlent au patriotisme ambiant, nuisant à la circulation d'une information sereine et équilibrée. Peter Arnett s'est fait virer par NBC alors qu'en critiquant la stratégie américaine, il n'en a pas dit plus qu'un autre. 104)

De son côté, Thomas Friedman réclamait que la France soit privée de son siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle s’était conduite comme un enfant en « classe de maternelle » et « ne savait pas jouer avec les autres » 105).

Le New York Times a ainsi fait preuve de peu de recul face aux événements de politique internationale. Acharnement et accusations ont été les maîtres mots. Les journalistes William Safire et Friedman se sont perdus dans la tourmente Irakienne, tout comme une autre star du Times, Judith Miller, dont l’affaire a sans doute été la plus marquante de la vie du journal

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