jeudi 12 septembre 2013

b) L’impact de la confession

Que se passe-t-il lorsque le journal le plus respecté du pays (et du monde ?) s’effondre ? Est-ce que cela nuit à la crédibilité de l’institution même de la presse ? Il est mondialement connu que la presse américaine est une institution possédant un pouvoir vertigineux. Elle a l’initiative, elle influence l’opinion publique, et plus généralement construit la réalité que les Américains « voient ». Le fait que le NYT écrive avec une telle autorité sur les armes de destruction massives de Saddam Hussein et de ses liens avec les terroristes a énormément pesé dans la balance à Washington. Le sénateur d’Illinois, Dick Durbin déclare même dans un article de Don Wycliff dans le Chicago Tribune: «The Times’s coverage blunted a lot of criticism and cowed a lot of critics.”135)
L’analyse de Daniel Okrent, publiée quatre jour après le “mea culpa” du journal, ainsi que l’article du 26 mai 2004 ont largement été repris par la presse américaine pendant un mois après la diffusion du premier article. Pas moins d’une vingtaine d’articles ont été publiés, les uns analysant les erreurs de reportage du Times, et la façon dont ces erreurs avaient affecté l’opinion publique sur la guerre, alors que d’autres se sont concentrés sur la volonté du Times de parler à ses lecteurs, et de révéler leurs erreurs.136)
L’échec cuisant du NYT semble ajouter une autre brèche à la crise de crédibilité du journalisme américain de ces dernières années. Pourtant, cela souligne aussi un progrès évident d’une presse, ou du moins l’un de ses organisations les plus influente, qui reconnaît ses failles, et communique avec ses lecteurs à propos du procédé d’information. C’est sans aucun doute grâce à ce cas sans précédent que la pratique du journalisme prend du recul, s’analyse, et continue à progresser. De nombreux journaux, du plus petit au plus influent dépendent tous des ressources considérables du premier journal américain, qu’il s’agisse d’informations nationales ou internationales.
L’hypothèse était que le New York Times était dans le droit chemin, et que les lecteurs voyant le monde à travers ses articles croyaient religieusement en chacun de ses reportages. Ainsi lorsque le New York Times vacille, Gina Lubrano du San Diego Union-Tribune déclare:

Dès que le NYT vacille, il y a des conséquences sur des publications bien plus loin qu’au centre de la grande pomme. Certains journaux régionaux, incluant le Union-Tribune, se servaient de ce service et d’autres services fournissant des informations nationales et internationales qui sont inaccessibles à leurs publications. Cela ne fait qu’un an que le Times a avoué en première page que le journal avait été dupé par Jayson Blair, un jeune reporter qui a fabriqué et plagié les éditeurs du Union Tribune, chagrinés que certaines de ces histoires soient passées sous le nez de leur radar journalistique. 137)

Ainsi l’erreur du Times ne concerne pas seulement le Times. Jayson Blair avait déjà fait parler de lui, mais le Times ne s’est pas arrêté là. Ce sont tous les journaux américains qui subissent les répercutions de ce manque de discernement et d’analyse. Au San Diego Paper, souscrivant au service du New York Times, on appelle ainsi les rédacteurs en chef du journal à plus de prudence et de recul face au traitement de l’information.

L’expérience du Times montre que les éditeurs de l’Union Tribune doivent rajouter une couche de scepticisme et écouter leurs propres instincts lorsque des histoires ne semblent pas justes 138)

Dans d’autres journaux recevant les informations du Times par télégramme, la réaction est la même. Qu’allaient ils pouvoir bien annoncer à leurs lecteurs ?

Le Mea Culpa du Times a surprise les rédacteurs des autres journaux, et ils se demandaient ce qu’il allaient dire à leurs lecteurs sur les histories du New York Times qu’ils avaient publiées, qui sont maintenant discréditées. 139)

Paul Moore du Baltimore Sun, cite l’un de ses rédacteurs déclarant : “groups of readers will feel even more emboldened now to demand we review our work.” 140), et à Gene Hartbrecht du Orange Country Register de déclarer:

My paper will pledge to intensify the screening of all news service stories, particularly the Times […] and pay attention to the track record for accuracy of the individual reporters as we have come to know their work.141)

Parce que l’échec du Times non content de décrédibiliser son propre journal, décrédibilise aussi le Register. Ces commentaires supposent que le New York Times est le seul journal à blâmer, et démontrent le manque de reconnaissance que le journalisme n’est pas seulement un groupe d’organisations autonomes , mais une institution collective et sociale avec des buts et des triomphes communs. Quelques exceptions cependant ont approuvé le fait que cette crise n’étai pas unique au NYT, mais que c’est aussi une crise globale, de tous les médias. Le médiateur du Washington Post, Michael Getler souligne que les problèmes du Times ne lui sont pas propres :
I think there’s nothing more important than going back and looking at the pre-war coverage. There’s been nothing quite like this is the last several decades. And every news organization needs to go back and see how they did.142)

Au Los Angeles Times, Tim Rutten lui aussi s’exprime sur la controverse autour de la couverture de la guerre en Irak qu’il juge être l’une des plus sérieuses connues jusqu’alors.

[This is the] most serious of the credibility crises that have afflicted America’s mainstream news media over the past two years. The Times, not only failed to weigh the credibility of the information it was reporting, it succeeded, through its lack of skepticism on this issue, in amplifying the administration’s position. 143)

Le commentaire de Rutten a été repris par d’autres journalistes. Paul Janensh par exemple, déclarait que cet aveu était bien pire que le scandale « Jayson Blair » au Times et le scandale de Jack Kelley au USA Today, lui aussi accusé de plagiat et de « bidonnages » :

De nouvelles histories ont été fabriquées et plagiées par des menteurs chroniques. Mais ils n’ont pas supporté la justification d’une guerre qui a coûté plus de 800 vies américaines et des milliers de vies Irakiennes. 144)


Mais cette surprenant déclaration était elle si surprenante que ça? Le New York Times n’avait il pas commencé un changement de politique bien avant ce mea culpa médiatique et médiatisé ? Le revirement soudain du journal semble pourtant avoir débuté plusieurs jours avant le 26 mai 2004

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