jeudi 12 septembre 2013

Introduction : le 11 Septembre 2001 à 8h46

Dans un article prémonitoire, datant de 1972, l’historien Pierre Nora fournit de précieux indices pour analyser le 11 Septembre :

C’est aux mass media que commençait à revenir le monopole de l’histoire. Il leur appartient désormais. Dans nos sociétés contemporaines, c’est par eux et par eux seuls que l’événement nous frappe, et ne peut pas nous éviter 1)

Le 11 Septembre 2001 à 8h46, la face du monde occidental a clairement changé. Un avion s'écrase contre l'une des deux tours du World Trade Center, à New York. Ce qui aurait pu n’être qu’un accident, n'est en fait que le premier d'une série d'attentats sans précédent, qui plonge en quelques heures les États-Unis dans l'horreur. Au total, quatre avions de ligne ont été détournés par des terroristes, .et causent la mort de 3000 personnes. Le 11 Septembre 2001 met clairement fin à une période historique et par la même en ouvre une nouvelle peut-être plus dangereuse.
Peu d'événements américains ont reçu pareille couverture médiatique. Le lieu choisi qui s’avère être l’une des villes les plus connues au monde, ainsi que l'observation en direct du crash du second avion puis de l'effondrement des tours, ont mené à une médiatisation sans précédent. Pendant une demi-journée, l'attention de centaines de millions de personnes a été tournée vers le nord-est des États-Unis.
C’est pourquoi on associe sans aucun doute aujourd’hui le mot « terrorisme » au drame du 11 Septembre 2001. Pourtant, ce mot, qui s’avère être un terme essentiel de notre recherche, est apparu pour la première fois au 18eme siècle en France lors de la révolution Française, alors que les Etats-Unis étaient seulement une jeune Nation en pleine construction et elle aussi en quête d’indépendance.2) Les méthodes terroristes existaient déjà mais c’est pendant le régime de la Terreur, lorsque le Comité de Salut Public dirigé par Robespierre exécutait toute personne considérée comme « contre révolutionnaire », que le mot terroriste prit tout son sens. 3)
Terroriser ainsi est devenu au fil du temps un nouveau moyen de prosélytisme, et le mot a plus tard évolué pour désigner toute action violente visant spécifiquement les populations civiles, dans le but de les détruire, les mutiler ou les tuer3). De telles attaques ont pour but de promouvoir des messages à caractère politique ou religieux par la peur, différenciant ainsi le terrorisme des actes de résistance qui visent à se libérer d’un régime dictatorial ou d’une occupation, en détruisant les institutions politiques des occupants ou en assassinant ses représentants.
Si les attaques du 11 Septembre 2001 ont clairement marqué un tournant de l’Histoire Occidentale, il ne faut pas oublier qu’elles n’ont pas été les premières. « Février 1993 » n’a pas la même résonance que « Septembre 2001 », mais ces attentats touchaient eux aussi le World Trade Center4). 6 morts contre 3000 : il est indéniable que le nombre de pertes a largement contribué au quasi « désintérêt » mondial de cet événement. Le Pakistanais Ramzi Youssef, membre de la confrérie des Frères musulmans et commanditaire de ces attaques, en effet, ne connaît pas la même « notoriété » que Oussama Ben Laden.
Les Etats-Unis, bien que victimes, ne sont cependant pas totalement étrangers à ce genre de pratiques.

Les Etats Unis sont, après tout, la seule nation condamnée par la Cour Mondiale du Terrorisme International. 5)

On n’ignore plus le coup d’état militaire qui conduisit à l’extermination du président élu de gauche, Salvador Allende, au Chili, ou encore les mines déposées entre 1982 et 1988 et l’organisation d’une lutte armée de « para-militaires » au Nicaragua6). Arrivés au pouvoir en 1979, les sandinistes s'engagent dans une série de réformes que les États-Unis ne peuvent accepter. Ils apportent alors leur soutien financier et militaire aux « Contras » basés aux Honduras. En 1986, un scandale, « l'Irangate », révèle que le produit d'une vente d'armes américaines à l'Iran a servi à financer les groupes terroristes de la Contra. En 1990, les sandinistes sont écartés du pouvoir à la suite d'élections libres. Ainsi, diffuser sa « destinée manifeste » se traduit également par une terreur indirecte mais bien présente pour la première puissance mondiale.
Depuis 1812, et leur « seconde guerre d’indépendance » les Etats-Unis n’avaient jamais été si violemment attaqués sur leur territoire. Bien que « Pearl Harbor » fût un choc considérable pour les Américains et la population occidentale, l’attaque restait tout de même assez éloignée du continent.
Parallèlement, pour un pays tel que la France, les attaques terroristes n’ont pas connu le même impact. Souvenons-nous des bombes posées par des Iraniens en 1986, en représailles à la livraison de missiles au régime de Saddam Hussein en Irak. Ou encore, des attentats dans le métro parisien en 1995 par le GIA (Groupe Islamiste armé). La France, son gouvernement ou même ses médias, ne sont pas entrés dans une lutte sans merci contre le terrorisme, et ne se sont pas posés comme défenseurs du monde libre.
Le 11 Septembre 2001, par le nombre de ses victimes, a changé le monde tel que nous le connaissions. La vulnérabilité des Etats-Unis, première et seule superpuissance, a été exposée en direct sur toutes les chaînes mondiales. Un tel choc s’est traduit par des mesures draconiennes prises au lendemain du drame. Le « USA Patriot Act » (Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act ou en français Loi pour unir et renforcer l'Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme) ne s’est pas fait attendre puisque il a été ratifié le 26 Octobre 2001. Cette loi renforce énormément les pouvoirs des différentes agences gouvernementales des États-Unis (FBI, CIA, NSA et l'armée) et diminue le pouvoir de la défense. Au départ loi d’exception, prévue pour seulement 4 ans, elle est prolongée en Juillet 2005. Cette loi est l'objet de vives critiques, notamment des organisations de défense des droits de l'Homme et des juristes, qui la considèrent comme « liberticide ». Selon eux, les libertés individuelles ont été largement diminuées au profit de la répression policière.
C’est ce USA Patriot Act qui pose cependant George W. Bush comme « l’homme qui tombe à pic », le seul à pouvoir se battre contre le terrorisme, lui dont le programme initial n’avait rien d’unificateur. Protéger la Nation et s’engager à la défendre à tout prix est ainsi devenu le maître mot du programme conservateur. Ben Laden, l’Irak sont devenus de nouveaux ennemis à exterminer, ennemis nécessaires pour une superpuissance en mal de guerre.
Ce bouleversement juridique, par rapport à la tradition anglo-saxonne des libertés individuelles, s’est également accompagné d’une refonte de l’administration fédérale avec la création, en novembre 2002, du département de la Sécurité territoriale (qui regroupe vingt-deux agences spécialisées dans la protection du territoire (immigration, sécurité civile, douanes, etc.).
Le 11 Septembre n’a pas fini de faire parler de lui. Encore aujourd’hui point de discorde entre plusieurs pays, la guerre en Irak qui découle directement du 11 Septembre est devenue un sujet de débat passionné pour tout occidental. Parler du 11 Septembre est devenu à la mode. Thème abordé de façon partisane par certains, de façon plus réfléchie par d’autres, la tendance est au refus d’une lutte contre le terrorisme trop extrême, en France comme aux Etats-Unis. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Après un soutien sans faille pour son président, l’opinion publique a changé de camp.
Le New York Times, le plus prestigieux des journaux américains, le journal de référence de la gauche libérale américaine, a-t-il lui aussi perdu pied dans cette guerre des médias, cette guerre du scoop et cet élan patriotique démesuré ? À l’origine, le « quatrième pouvoir » médiatique, né aux États-Unis, était une sorte de contre-pouvoir visant les trois autres (exécutif, législatif, judiciaire) pour défendre le peuple qui lui, était sans voix.
Le New York Times jouissait du plus grand prestige au sein de tous les médias américains et son influence est même devenue sujet d’analyse de plusieurs chroniqueurs de divers journaux. Dans cet article pour le Hartford Courant, le professeur de journalisme, Paul Janensh, déclarait :

Le Times n’est pas un journal comme les autres. Il est englouti chaque matin par des meneurs d’opinion à New York, Washington et dans tout le pays. Virtuellement, chaque nouvelle opération dans le pays, ou dans le monde, est influencé par ce que le Times met en page 1  7)

Auréolés de prestige après le Watergate, les médias américains sont aujourd'hui au centre de toutes les attaques. Avec un événement de la dimension des attentats du 11 septembre, dont New York, capitale des médias, a été l'une des cibles, et la pente est difficile à remonter. Selon the Code of Conduct for the News and Editorial Departments, le New York Times est ainsi décrit:

Le NYT est conforme aux responsabilités solennelles du premier amendement et s’efforce de maintenir les plus hauts standards de l’étique journalistique  8).

Ces “dix commandements” du bon journaliste instaurent une ligne directrice morale et éthique qu’il se promet de suivre sans faille. Le 11 Septembre, l'Irak et George W. Bush ont-ils oui ou non eu raison de la liberté d'expression, consacrée par le célèbre premier amendement ? Avec plus d’un million d’exemplaires par jour, l’influence du NYT est évidente. Fondé le 18 septembre 1851 par Henry Jarvis Raymond et George Jones, le NYT gagne son premier prix Pulitzer en 1918 pour son reportage sur les événements de la Première Guerre Mondiale.9)
Manifestement, entre l’exposé de George Walter Bush, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies le 12 septembre 2002, et la fin 2003, les médias américains sont passés d’une situation de confiance quasi absolue, voire de « suivisme patriotique » sans faille, à celle alliant prudence, distance, voire défiance plus conforme à la tradition, la presse quotidienne et les news magazines y souscrivant bien davantage que les chaînes de radio et de télévision relevant de grands groupes à finalités commerciales marquées.
Cependant, depuis le 11 septembre et plus particulièrement depuis la fin « officielle » de la guerre en Iraq, les médias américains peuvent-ils encore constituer un modèle pour les démocraties modernes? Comme Crozier l’affirmait à l’époque pour le « modèle américain » à ce moment, on peut dire qu’« il n’y a plus de grand frère » pour les médias des pays démocratiques. Dans la perspective de la conquête de l’espace médiatique mondial et de la place que les grands médias nationaux ou transnationaux cherchent à y occuper, la réponse n’est pas non plus sans lourds enjeux pour l’orientation donnée aux systèmes sociaux démocratiques.
Dès le 12 Septembre, malgré le traumatisme évident de la nation américaine, la Guerre contre le terrorisme a été largement relayée par le NYT. Son influence sur l’opinion publique ne laisse aucun doute et il va de soi que la vision donnée par un journal aussi diffusé que le New York Times a eu un impact certain sur la population américaine ainsi que l’opinion internationale. Quelle a été cette vision ? Le New York Times s’est-il placé comme détenteur d’une vérité sur le bien-fondé d’une lutte anti-terrorisme ?
De l’autre côté de la rive, entre choc et dérives, les médias ont fait face à leurs limites. Le journalisme américain n’est pas sorti indemne de ce drame et l’effondrement des tours jumelles a donné aussi lieu à l’effondrement d’une certaine impartialité. Les mots, nouvelle arme contre le terrorisme, ont aveuglé journalistes et lecteurs, pris dans un même tourbillon. Après une prise de conscience de ses échecs, le New York Times a récemment avoué son manque d’objectivité dans la couverture de la guerre en Irak. Quel a été le rôle de cette presse toute puissante ? Le quatrième pouvoir américain se serait-il laissé emporté par un élan nationaliste au détriment de son objectivité quasi-légendaire ? Les médias aurait ils été plus sensationnalistes qu’informateurs au lendemain des attaques ?
Après un coup de tonnerre dans un ciel jusqu’alors sans nuages, après un jour de terreur pour le monde occidental, les médias américains ont été chargés d’une lourde mission : exorciser cette panique mondiale par la recherche d’un coupable, oscillant entre voyeurisme, patriotisme exacerbé et quête de véritables informations.
Il n’est pas facile en temps de guerre, comme en toute sorte de crise, de trouver la juste balance entre ce qui devrait être dit, et ce qui ne devrait jamais être caché au lecteur d’un journal aussi influent que le Times. A-t-on le droit de tout savoir ? Si oui, la presse et les médias nous en donnent-ils les moyens ?
L’objectivité ne peut être complètement appliquée et cela donne ainsi libre cours à toutes sortes de conduites « extrêmes », telles que la propagande, et la censure. Dans un pays démocratique comme les Etats-Unis, où la presse devrait être le 4eme pouvoir d’un système dit balancé et équitable, les stars de la presse ont vite perdu pied dans ce bourbier irakien.
Nous analyserons ainsi la chute vertigineuse d’une presse sans conteste fragilisée par le 11 septembre, sa soumission à un gouvernement peu scrupuleux, ainsi que la prise de conscience tardive de ses nombreux échecs lors de la couverture de la guerre anti-terroriste en Irak, et ses premiers pas vers plus de transparence et plus d’esprit critique.


Chapitre I : Un coup de tonnerre dans un ciel bleu

I - Le Jour d’après / a) « A day of Terror ». Les « unes » du 12 Septembre

Ce n’est pas un film catastrophe. Et pourtant tous les ingrédients sont réunis. Un titre effrayant et des images choc. Nous ne sommes cependant ni dans Scream ni dans un autre « teen movie » américain. Ces images, bien réelles, parlent d’elles même. Les flammes gigantesques sont à la mesure du choc de la population américaine, et de leur surprise.
« U.S. ATTACKED ». En gros titre, le New York Times écrit ce qui semblait impossible jusqu’alors, ce qui n’était même pas envisageable. Les Etats-Unis, première puissance mondiale, gendarmes de l’univers, se retrouvent en plein drame national, dans un « day of terror ».
Au-delà de l’extraordinaire et très violente « attraction visuelle » produite par cet événement, cette surreprésentation semble aller plus loin. Face à ces attaques, le récit parait insuffisant.

Pendant plusieurs heures d’affolement, on a pu être témoin dans le sud de Manhattan de l’inexpressible, l’incompréhensible, l’impensable. 10)

Cette emphase est « la forme rhétorique la plus proche de la stupeur suscitée par l’événement, qui laisse sans voix, bouche bée. Il faut en dire le moins possible mais avec une recherche de la désignation la plus appropriée (…) » 11).
La lecture médiatique est dominée par les images, reflétant stupeur et fascination. Cette profusion d’images produit un véritable spectacle terroriste et voyeuriste, allant ainsi dans le sens voulu par les auteurs de l’attentat. Saisis par la surprise, les journalistes semblent, dans un premier temps, incapables d’articuler un récit cohérent et laissent la perception de l’événement à d’autres acteurs.
Les registres sémantiques utilisés se rapprochent de ceux décrivant des catastrophes naturelles, notamment les tremblements de terre (les images de bâtiments détruits et effondrés viennent renforcer cette impression). « trembling floors » (sol tremblant) ; « sharp eruptions » (éruptions vives) ; « cracked windows » (fenêtres félées). Cette comparaison souligne le caractère fatal de ce drame, qui ne peut pas être dû à la main de l’homme tant l’horreur est grande.

Souvenez vous de l’ordinaire, si vous le pouvez. Souvenez vous comme New York semblait normale hier au levé du soleil, à l’aube d’un matin magnifique courant en ce début septembre. […] Tout le monde était préoccupé, d’une manière que nous appelons couramment innocente.  12)

Le Times définit bien un avant et un après 11 Septembre. L’innocence d’un pays qui se croyait invincible et intouchable laisse désormais place à une psychose nationale.

Dans son discours du soir, George W.Bush dit que hier était un jour que nous n’oublierions jamais. C’était en fait, un de ces moments où l’Histoire change, et où nous définissons le monde d’un « avant » et d’un « après »  13)

Dans la presse Française, Serge July renvoie également à la fin de cette parenthèse historique quand il titre son éditorial « Le nouveau désordre mondial »14) en référence au nouvel ordre mondial né après la guerre du Golfe. Incidemment, les attentats sont interprétés comme un tragique retour à la réalité dont nous ne savons pas s’il vise les dirigeants, la population ou les commentateurs eux-mêmes. Pour le Monde,

Le réveil est terrible. La réalité […] d’une scène internationale où il n’y a plus de règles et où les Etats ne sont plus les seuls acteurs, […] l’a rattrapé avec la violence d’une agression comme les Etats-Unis en avaient rarement subi depuis l’attaque japonaise de Pearl Harbour, en 1941. 15)

L’ordinaire laisse place à la terreur. Les journalistes du New York Times ne sont plus seulement des informateurs, ils laissent leurs sentiments prendre place. N.R Kleinfield en panne de mot pour raconter l’atrocité nous fait part de l’horreur indescriptible en laissant s’exprimer un soldat du Viet Nam. ” I’m a combat Veteran, Vietnam, and I never saw anything like this.”
Le caractère extraordinaire de l’événement est clairement souligné en ce 12 septembre 2001, et il en sera ainsi pour la majorité des éditions suivantes du NYT. Le Vietnam, l’un des plus grands échecs des Etats-Unis, un souvenir amer pour toute la population américaine, en est même amoindri. Cette spectacularisation imprègne la lecture des attentats : l’acte est si innovant et spectaculaire qu’il paraît surréaliste, presque fictionnel.

Comme si la violence traumatique de ces images ne pouvait être absorbée directement, et qu’il fallait le détour de la fiction pour appréhender cet indicible16).

En approfondissant l’interprétation, nous pouvons même avancer que cette photo, le second avion s’écrasant sur l’une des tours, constitue « l’idéal du terrorisme », entendu comme un conflit asymétrique 17). Par l’écart entre la tour imposante, mais déjà atteinte, et l’avion, minuscule, on retrouve l’illustration du vieil adage de la lutte entre David et Goliath. Adage que semble représenter ce nouveau combat entre le Goliath américain, superpuissant mais à terre, et les David terroristes dont les « cutters » et le sacrifice ont remplacé le lance-pierre de la mythologie.
Au contraire, au lendemain du 26 Février 1993, l’attaque terroriste est qualifiée de « disruption », une simple « perturbation » qui donne lieu à de l’anxiété plus qu’à la terreur de l’édition du 12 Septembre.

EXPLOSION AT THE TWIN TOWERS: Disruptions; Manhattan Is Held in the Grip Of Traffic Snarls and Anxiety

La dramatisation de l’événement est cependant toujours bien présente. Le New York Times effectue à nouveau la comparaison avec une catastrophe naturelle.

Hier, une explosion apparemment provoquée par une voiture piégée dans un garage sous terrain a secoué le World Trade Center au sud de Manhattan, de la force d’un petit tremblement de terre, un peu après midi, faisant s’écrouler les murs et faisant exploser le sol, provoquant le feu et plongeant le plus grand immeuble de la ville dans un ouragan de fumée  18)

La une du 27 Février 1993 laisse certainement moins de place au choc de ce traumatisme que celle du 12 Septembre. Elle laisse cependant présager la manière dont les événements de 2001 seront racontés et diffusés dans le monde entier, dans une sorte de métaphore cataclysmique.
Les images publiées à la une du New York Times le 12 septembre 2001 sont exceptionnelles tant par leur abondance (cinq images contre deux habituellement) que par « l’explosion » de couleurs étalée sur cette page malheureusement désormais célèbre. Tout est étudié pour souligner le caractère hors du commun de l’évènement. Des pompiers, une femme ensanglantée et bien entendu les tours jumelles ainsi que le Pentagone en flammes. Tous les éléments de l’évènement sont réunis visuellement et permettent de saisir le drame sans même lire aucun article.
Le monde entier a réagi avec stupeur à ces attentats. Côté Français, le premier élément qui frappe l’observateur est aussi la présence récurrente des photographies pour représenter l’attentat. Libération va même innover en mettant sur la une et sur la dernière page la même photo dans la continuité. Cette image des tours du World Trade Center en flammes comporte seulement la date de la veille et le nom du journal. Comme si cet événement ne pouvait être nommé autrement que par un élément temporel brut, sans valeur ajoutée interprétative (ce qui s’avérera être pertinent plus tard à mesure que la dénomination usuelle de ces attentats deviendra le 11 Septembre). L’analogie avec la célèbre photographie des marines plantant le même drapeau à Iwo Jima pendant la guerre du Pacifique, est flagrante19).
Au Monde, même le traditionnel dessin de Plantu a laissé la place à une photo de Manhattan enfumé. La fréquence des photographies se poursuit à l’intérieur des journaux, certes de façon plus marquée pour Libération (19 pour 17 pages consacrées à l’attentat), mais Le Monde se sert de plus de photographies qu’à l’accoutumée (11 pour 20 pages).     
De nombreux chapeaux se contentent ainsi de reprendre des citations de passants (Libération, pp.4 et 5 du 12 septembre 2001 : « Assise sur le bitume, une New-yorkaise sanglote : “On ne peut rien faire, l’Amérique va disparaître. Dieu, bénissez-nous.” », Trois articles du Monde daté du 13 septembre sont titrés à l’aide de citations d’habitants de Manhattan).
La une du 13 septembre 2001 de Libération montre trois pompiers new-yorkais au milieu des ruines du World Trade Center sous une « titraille témoignage » (une titraille est l’ensemble des éléments entrant dans la composition d’un titre (surtitre, titre, sous-titre, et sommaire) et dont la diversité typographique est destinée à attirer le regard.) « On va fouiller encore et toujours ». Dans la même logique, les deux journaux catégorisent leurs articles sur les recherches de victimes dans les décombres et la situation à New York avec la même expression « le jour d’après » qui renvoie à cette idée de renaissance après la fin du monde.
La Une du Nouvel Observateur ne représente qu’une photographie de la tour nord en flammes et du second avion approchant vers la tour sud. Le titre, écrit dans un style télégraphique, est informatif (lieu, heure) et ne propose qu’une seule interprétation mais de taille : « New York -8H 52 – la guerre » 20).
Le New York Times crée aussi une rubrique spéciale, entièrement consacrée au drame, une rubrique qui sera récurrente durant les mois à venir. Elle est intitulée «  A Nation Challenged », qui sonne comme un euphémisme en comparaison de la profondeur du traumatisme.
Ce sont pourtant les plus simples messages délivrés la plupart du temps par des images qui ont le plus d’impact. C’est un moment où l’évènement est écrasé par les images, où l’évènement est innomable et tout discours critique et raisonné est remplacé par une vague de formes rhétoriques et d’oppositions simplistes. 
Ainsi, les journaux du monde entier suivent une ligne directrice : beaucoup de visuel, de témoignages. Beaucoup d’affect aussi qui ne manque pas de toucher le lecteur. Cependant, cet afflux de bons sentiments, de mélodrame, fait disparaître l’aspect purement objectif qu’est censé nous donner un quotidien aussi respecté que le New York Times. Certes des articles de fond sur l’organisation de l’opération, sur l’origine du terrorisme islamiste ou la situation géopolitique viennent relativiser cette émotion envahissante. Mais la parole des acteurs domine le discours médiatique, laissant se déployer un pathos que la profusion des images amplifie.

Rendre compte des événements, aussi atroces soient-ils, est l’un des codes d’éthique clamés par le célèbre journal. En a-t-il été ainsi au lendemain des attaques ? 

b) Voyeurisme ou Information, la guerre de l’objectivité est déclarée.

Le but du New York Times est de couvrir l’actualité de la façon la plus impartiale possible, “sans peur ou faveur”, et de traiter les lecteurs, les sources, les annonceurs et autres, justement et honnêtement, et de le faire ouvertement. Notre but fondamental est de protéger l’impartialité et la neutralité du Times, et l’intégrité de ses reportages 21)

Au lendemain d’un tel drame, parler d’objectivité semble de prime abord absurde. Frappé au sein même de sa ville, le New York Times et ses journalistes deviennent par là même victimes au même rang que toute la population américaine.
Trouver l’équilibre entre liberté de la presse et une certaine complaisance par rapport à l'horreur n’est pas une mince affaire, surtout lorsque l’on est directement concerné. On perçoit dès lors le lien qui s'établit d'emblée entre terrorisme et médias. Qui mieux que les médias pourrait assurer un retentissement maximum aux actes commis ? Qui mieux que les médias pourrait restituer l'émotion des victimes et diffuser un sentiment d'insécurité et d'angoisse ? Nul ne peut plus ignorer la violence manifestée à l'autre bout du monde, pour le meilleur quand il s'agit de porter secours aux victimes d'un tsunami, pour le pire quand il s'agit de décapiter en direct un otage, pour l'exemple22).

Le terrorisme moderne est médiatique car les médias rendent largement compte des manifestations violentes23).

En effet, elles intéressent un large public et les terroristes ont parfaitement compris le bénéfice qu'ils pouvaient retirer de cet état de fait. Le plus dur pour les journalistes est d’éviter de jouer le jeu des terroristes par une course effrénée à l'information et aux images sensationnelles. Les terroristes ont appris à manier les médias et à exploiter les faiblesses des sociétés occidentales : « Le terroriste ne veut pas que beaucoup de gens meurent, il veut que beaucoup de gens sachent24). », écrit Raymond Aron.
On ne peut nier que la course à l'audience, à laquelle se livrent les médias, peut les inciter à privilégier l'émotion plutôt que l'information, à privilégier le sensationnel plutôt que la retenue. Il est indéniable que c’est l’émotion qui a primé au lendemain du 11 Septembre 2001, dans les journaux du monde entier, et plus particulièrement au NYT.

Il y avait une vue implacable sur des corps tombant désespérément hors de la tour, quelques uns d’entre eux en flammes. 25)

Le New York Times nous émeut et nous fait peur. Ces images répétitives, qui nous ont déjà été montrées à la télévision, sont inlassablement retranscrites par les journaux. Dans son article, Pierre Nora souligne cette caractéristique de l’événement moderne : la prédominance de l’émotion au détriment d’une distanciation rationalisée :

Dans la mesure en effet où l’événement est devenu intimement lié à son expression, sa signification intellectuelle, proche d’une première forme d’élaboration historique, se vide au profit de ses virtualités émotionnelles26) .
Que penser lorsque sur la une du NYT on voit l’image sanglante d’une femme en état de choc ? L’information ne devrait-elle pas respecter l’intimité des victimes ?

En abolissant les délais, en déroulant l’action incertaine sous nos yeux, en miniaturisant le vécu, le direct achève d’arracher à l’événement son caractère historique pour le projeter dans le vécu des masses. (…) Le propre de l’événement moderne est de se dérouler sur une scène immédiatement publique, (…) d’être vu se faisant et ce “voyeurisme” donne à l’actualité à la fois sa spécificité par rapport à l’histoire et son parfum déjà historique27).

L’inflation de titres et d’images chocs, la recherche systématique du sensationnel, de l’insolite ou du scabreux, l’appel à l’émotion plus qu’à la réflexion, à la dérision plus qu’à la pédagogie, l’exacerbation du voyeurisme, la confusion des genres, le mélange d’information et de spectacle, les approximations, contre-vérités, complaisance à l’égard de certaines rumeurs, mise en cause de personnalités ou d’anonymes avant que la Justice n’ait rendu son verdict semblent être devenus monnaie courante dans les médias du 21eme siècle. 28)
Le New York Times semble jouer le jeu du sensationnel en ce 12 Septembre 2001. Ces images dramatiques utilisées dans un but particulier, (nous émouvoir) nous amènent, nous lecteurs, à éprouver une certaine envie de vengeance.

Et les journalistes ne se privent pas de faire part de la leur. « Punir le diable », punir le mal absolu devient dès le 12 Septembre un leitmotiv apprécié du New York Times. La légitimité d’une telle dramatisation est remise en question. New York est certes une ville touchée, affaiblie, mais ses journalistes ne devraient oublier leur première mission : informer. C’est la guerre anti-terroriste qui commence. 

c) Punir le mal oui, mais avec prudence.

Suite aux déclarations officielles, les médias occidentaux n'ont pas tardé (sans preuves à l'appui) à approuver le déclenchement d'actions punitives contre des cibles civiles au Moyen-Orient et en Asie centrale. Le NYT lui-même, directement concerné, et à fleur de peau laisse place à son envie de vengeance. Le journaliste William Saffire exprime librement sa haine :
Lorsque nous aurons raisonnablement pu déterminer la localisation des bases et des camps de nos attaquants, nous devrons les pulvériser- en minimisant mais également en acceptant les risques de dommages collatéraux. Nous devrons agir par des opérations [militaires] directes mais également par des actions en sous-main [de nos services de renseignement], afin de déstabiliser les États hôtes de la terreur 29)
Le 14 Septembre, on pouvait lire aussi un radical « Join us, or face destruction. »(Rejoignez nous ou vous serez détruit). La politique générale du New York Times n’est pourtant pas l’acceptation d’une telle violence. Il existe un contrepoids au sein même de la rédaction. La tendance est aussi à la prudence:

Ce que nous ressentons maintenant, c'est un besoin de représailles. Mais nous vivons dans un age où même la revanche est compliquée. [...] Nous sommes confrontés à un acte de guerre, sans nation ennemie contre laquelle se battre. Cette même télévision qui nous a transmis les images du World Trade Center en train de s'effondrer nous montre des civils vivant dans les pays mêmes qui hébergent, peut-être, les terroristes; des civils dont la vie est juste aussi ordinaire et précieuse que celles que nous avons perdues. Le président Bush et le Congrès doivent soupeser avec soin le besoin d'accroître la sécurité et la nécessité de protéger les droits constitutionnels du public. La nation doit se préparer avec sérénité et détermination à entrer dans la première guerre du nouveau siècle, une guerre qui va commencer avec l'identification et le châtiment des auteurs des meurtres massifs d'hier et qui doit se poursuivre jusqu'à ce que les soutiens des terroristes soient éliminés [...] Le terrible message du 11 septembre est que l'engagement de la nation (contre le terrorisme anti-américain) a été insuffisant. 30)

La mise en garde contre une future guerre contre le terrorisme est ainsi faite. La réaction du gouvernement semble même redoutée.
L’éditorial de ce 12 septembre souligne la valeur de ces vies humaines « aussi ordinaires et précieuses » que celles des citoyens américains morts dans les attaques. Beaucoup de recul est pris, et certains journalistes du NYT ne sombrent pas dans une haine inconsidérée. Au Washington Post, la rédaction prévoit plutôt « une guerre du nouveau siècle », une sorte de troisième guerre mondiale, qui devra punir les auteurs de ce drame.
Les journaux Américains abritent ainsi deux tendances qui s’opposent : l’envie de vengeance, et l’appel à la prudence. Le NYT ne semble pas choisir entre les deux convictions soutenues au sein même de sa rédaction. La presse garde en vue ce qui est l’une de ses missions : l’organisation de la confrontation des points de vue sans laquelle il n’est de véritable démocratie.
A l’étranger, la presse de leurs « alliés », la Grande Bretagne et Israël, semble aussi opposée sur l’attitude adéquate pour réagir à cet événement :

Les Etats-Unis doivent se garder de sur réagir militairement. Il est tentant de trouver quelqu'un pour le faire payer encore et encore... Que l'Amérique respire un bon coup. Keep cool ! 32)

Les spectacles horribles de New York et de Washington vont ouvrir les yeux du plus grand nombre. [...] Nous, les Israéliens, nous pouvons leur rappeler avec tristesse: nous vous l'avions bien dit. [...] Le terrorisme est le nazisme de notre époque. Et de la même façon qu'il était inenvisageable de négocier avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, il est hors de question aujourd'hui d'engager la moindre négociation diplomatique avec des terroristes en ce début de siècle. 33)

La une du 12 Septembre est pourtant claire et aucune négociation ne semble prévue: “a somber Bush” déclare la guerre contre le terrorisme.
« Terrorism cannot prevail » ; « Punishment for evil » 34). La présidence américaine est apparemment déterminée à entrer dans une phase punitive.
Pour ou contre une réaction excessive : quoi que le New York Times en dise, George W. Bush a décidé de combattre le terrorisme, sans demander son avis à la presse, ni même à la population. C’est alors que la presse, tous les médias, se donnent comme mission la recherche du ou des coupables, ceux qui ont brisé le rêve américain. Une quête de la vérité, ou d’une vérité commence. Qui a tué l’Amérique ?